Un conte populaire
La lumière tamisée, tout le monde regarde le type qui s’est planté devant, le corps un peu croche, comme s’il n’était pas sûr de vouloir être là. Il écarte les bras dans une gesticulation qui donne l’impression qu’il pousse le monde à l’enflure.
On le sait, on l’espère, même, il va en mettre un peu plus que ce que les gens veulent entendre. C’est comme si son histoire était une bulle qui ne pouvait pas éclater, qui prenait des airs de vouloir tout avaler. C’est un chouenneux, comme il y en a eu bien d’autres avant lui. Un faiseur, un rapailleur, un bagosseur de vrai.
C’est drôle, parce que côtoyer pendant quelques jours un vrai conteur (un vrai de vrai, là, j’en mets pas plus pour vous épater), un conteur comme Luc Perron, m’aura fait comprendre la vie autrement.
J’ai eu cette chance remarquable au cours des derniers jours de revenir à la création du monde. De marcher le fleuve, puis la rivière, puis le Lac qui est au centre de l’univers, comme si je l’avais fait à ses côtés, avec des godasses qui font faire des pas de mille pieds, pis un bâton de marche qui suce la fatigue directement dans les muscles. La chance de farfouiller le paysage et l’histoire, de la région, mais mon histoire aussi, mon histoire à moi, d’entendre le conteur l’inventer comme si ça allait de soi. Donnant l’impression à chaque phrase que ça sortait tout seul. Se surprenant même de certaines phrases imprévues.
Mais tout était vrai. C’est bien certain.
Parce que du vrai, ça se fait, ça se construit. Avec quelques vérités, c’est bien certain. Puis avec des un-peu-plus, puis d’autres choses, puis des j’pense-que, puis des on-sait-pas-trop-pourquoi, mais des c’est-ça-pareil.
Aussi, quantité de «Demandez-moi pas pourquoi, je le sais pas».
Bref, c’est comme une analyse comparative de projets de salles de spectacle. Ça fait juste répéter ce qu’elle a entendu dire.
À force de l’entendre emmancher ses histoires, toujours les mêmes, mais tout à la fois jamais vraiment, comme je l’ai dit plus tôt, j’ai fini par comprendre la vie autrement. Par voir les gens différemment. Ceux qui m’entourent. Et ceux qui nous dirigent, ça va de soi.
J’avais déjà une bonne idée de ce qu’étaient le conte et la littérature orale, mais j’ai enfin vraiment tâté leur portée. Puis ça portait loin, vous pouvez m’en croire, aussi loin que d’icitte à demain.
Le yable en a fait des affaires, ça je peux vous le dire. J’ai pas entendu toutes ses histoires. Des fois, il s’est fait jouer des tours. D’autres fois, il a créé des choses qu’on considère aujourd’hui merveilleuses. C’est comme ça. C’est ce qu’on comprend quand un vrai chouenneux se met à raconter ses histoires, en regardant son auditoire dans les yeux, comme si son auditoire avait juste ça, deux yeux pour le regarder. Il a fait des bonnes affaires, le yable. Puis des moins bonnes. Il est partout dans nos histoires, il faut vivre avec.
Vivre avec le yable. Accepter qu’il soit là. Faut travailler là-dessus tous les jours. Et admettre qu’il n’a pas fait que du mal. Qu’il a été juste un peu trop vaniteux, si ça se trouve. Trop entêté. Trop humain, si c’est possible. Dans ses sentiments, pas dans sa magie. Qu’il a trop voulu, ou pas assez. Mais qu’il a réussi quelques bons coups, tout de même.
On aime donc ça entendre des chouenneux nous raconter leurs histoires. C’est peut-être pour ça qu’on élit notre monde. Un maire qui nous en met toujours un peu plus, qui nous pousse qu’une nouvelle salle de spectacle pourrait coûter 40 millions au lieu de juste 26. Que le coût de fonctionnement annuel d’une nouvelle salle coûterait 2,2 millions de plus que la rénovation de l’Auditorium Dufour.
C’est tout du vrai, remarquez, c’est bien certain. Mais du vrai emmanché, du vrai bagossé. Vous et moi, on sait bien que ça coûterait juste 265 000 piastres de plus, à tous les ans, pour une nouvelle salle. Puis, on aurait une place à nous autres, vraiment à nous autres, pas louée, là. Puis une salle qui servirait à plus de monde, puis qui permettrait de présenter des plus beaux spectacles. Puis qui coûterait juste 10,5 millions à la Ville, pas 22,5 millions.
Nous autres, on le sait. C’est l’autre, là, André Salesse, qui l’a dit.
Mais en même temps, on aime ça s’en faire conter, des histoires. C’est un conte populaire qui se répète en boucle à chaque élection. Ça prendrait quasiment un autre chouenneux pour nous inventer des affaires de l’autre bord. Peut-être que nous autres, on serait crédules de l’autre bord, si ça arrivait.
En même temps, qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui ne l’est plus? C’est qui le chouenneux? C’est qui qui a les pieds bien sur la terre?
Demandez-moi-le pas, je l’sais pas. Comme dirait l’autre.