L’arbre et la forêt
J’ai planté un peu plus mes racines dans ce monde chaque fois que j’y ai planté un arbre. Je me souviens de chacun d’eux dans le moindre détail. Leur emplacement, les gestes qu’il a fallu faire, la température.
Il y a eu les cèdres cordés à la frange du terrain de la maison familiale. Le bouleau gris près de la galerie. L’épinette dans la cour humide de l’école. Je me revois tasser la terre sur le pied du nouveau plant avec ma petite botte de caoutchouc. C’est même moi qui avais fait le trou, forçant presque comme un homme pour enfoncer la pelle ronde dans le sol spongieux. Cette semaine-là, on nous avait présenté en classe le film oscarisé de Frédéric Back, L’homme qui plantait des arbres. Autour du petit fouet vert, nous avions l’impression de travailler pour un monde meilleur.
C’était quelque part en 1988. J’avais alors 10 ans, je voulais me battre pour protéger les bélugas, j’avais peur d’être brûlé par les pluies acides, peur aussi que l’univers nous tombe sur la tête en passant par le trou dans la couche d’ozone. Mais j’avais planté un arbre, comme le berger du dessin animé. Et j’étais fier comme un coq.
Puis, des années plus tard, il y a eu ce mélèze rapporté de l’école par mon plus vieux. Je reconnaissais ses yeux brillants, son sourire de satisfaction, son discours écologique naïf. Le sol plus dense de la cour arrière ne lui a pas donné la chance de creuser lui-même le trou. Mais il a rechaussé les racines, tapoté du pied la terre fraîchement ramassée, arrosé le nouveau végétal.
Et il se souvient.
Il y a le petit sapin, aussi. Une drôle d’histoire que celle-là. Une aventure de pêche qui avait mal tourné – une mésaventure, devrais-je dire, comme il n’en arrive peut-être qu’à moi. Lorsque je m’avance seul hors des sentiers battus pour plonger ma ligne dans un méandre inaccessible. Et pour ne rien capturer de plus qu’ailleurs, le plus souvent. Il faut dire, je suis à peine un vrai pêcheur.
Disons plutôt un contemplatif. J’aime le soleil, mais je ne suis jamais aussi bien que dans l’antichambre du dôme forestier, à l’ombre des frais feuillages. Et à l’abri des regards, au bord d’une rivière.
Ce jour-là, comme souvent, mon panier était resté vide de captures. Et quand j’ai voulu remonter vers la route, tout mon attirail sous le bras, j’ai glissé, me suis agrippé par réflexe à ce qui se trouvait là. Un petit sapin. Tandis qu’il m’évitait de faire une belle chute, je le déracinais à moitié. Pris de remords, je l’ai rapporté à la maison. Depuis ce temps, il a le pied dans ma cour.
Puis, des pins, des lilas, et d’autres encore. Je me souviens de chacun d’eux comme on se rappelle une étape importante de sa vie. Son premier baiser. Sa première voiture. La naissance de ses enfants.
Pour moi, c’est aussi fort que ça.
Évidemment, je ne suis pas de ceux qui vont planter tout l’été durant pour une compagnie forestière, sur des terres hachurées par les roulières des machineries, parmi les souches abandonnées, la sciure gorgée de rosée et les nuées de moustiques. À cette cadence, on ne peut qu’oublier.
C’est tout à fait comme pour l’écriture. Quand on rédige peu de textes, on peut encore se souvenir de tout. Parce qu’on investit chaque écrit d’une valeur importante. Mais quand à l’opposé on rédige sans arrêt, on en vient à se perdre un peu entre les branches.
C’est comme l’arbre et la forêt.
Je suis dans la jeune trentaine, et pourtant, je laisse déjà derrière moi des milliers de textes plus ou moins longs. Près de 200 chroniques, même. Je n’ai pas vu le temps passer. Je ne me souviens pas de tout.
Une multitude d’écrits publiés, un nombre incalculable de textes qui ne le seront jamais. Imprimés, griffonnés, diffusés sur du papier. Du papier fait avec des arbres coupés.
C’est pathétique de même. Va falloir en planter d’autres, des arbres.
Mais pas trop, tout de même. Il faut pouvoir s’en souvenir.
Dans le cadre du Mois de l’arbre et des forêts, plusieurs activités seront proposées à la population de notre grande région forestière. En différents lieux, on offrira gratuitement des arbres au grand public.
Chacun son tour de planter ses racines dans le monde.
Pour savoir où trouver l’arbre que vous vous rappellerez avoir planté, visitez le site Internet de l’Association forestière du Saguenay-Lac-Saint-Jean: www.afsaglac.com.
Mon fils et moi allons en planter un cette année. Très beau texte…