«Vous avez un boulet», a annoncé le médecin sans ménagement au patient qui se tenait coi devant lui. L’homme bardé de diplômes tenait la tête haute, son nez aquilin pointant un peu à la gauche du patient.
En entrant dans le bureau, le pauvre type s’était plaint d’élancements, d’essoufflement, de fatigue. Alors il avait subi une trâlée de tests, s’était fait mesurer tous les membres, avait soufflé dans un tube, uriné dans un autre, s’était fait percer les bras dans le creux des deux coudes par des seringues prêtes à le vider de son sang.
«Je ne vois rien d’autre. Tout le reste est parfait. Mais vous avez un boulet.»
Un fatidique boulet. Quelle nouvelle désastreuse. Parce qu’on ne se déleste pas d’un tel poids. C’est comme la conscience; c’est là, on vit avec, même quand c’est lourd à porter.
Ça me fait penser à cette pièce que Christian Mistral publie sur son carnet virtuel où un peintre presque aveugle, Thomas, s’entretient avec sa conscience, qu’il vient de retrouver:
THOMAS: Ah! C’est toi.
CONSCIENCE: Oui. Je ne t’avais pas entendu arriver.
THOMAS: Moi, si. Je te sens toujours venir. Tu fais plus de bruit qu’un régiment.
CONSCIENCE: Ne va pas me le reprocher. C’est uniquement ta faute. Je suis ta conscience, pas plus. Je ne suis pas responsable de mon poids.
Le boulet des auteurs
Le boulet dont je parle n’est pas nécessairement harassant. Il ne s’agit pas véritablement d’un poids, mais de quelque chose qui nous retient. J’imagine qu’on a tous nos boulets. Nos préoccupations. Nos rétentions. Qui nous empêchent de vivre pleinement le reste de notre vie.
Chez plusieurs auteurs, l’écriture est à ce point prenante. Ils ont souvent un travail, parfois même passionnant. Qui les fait se lever chaque jour avec une énergie nouvelle.
Ils sont professeurs ou enseignants, très souvent. C’est d’ailleurs impressionnant de voir combien d’auteurs enseignent au cégep. Juste dans la région, pensons à Hervé Bouchard, André Girard, Dany Tremblay, Marie-Christine Bernard… Je pense aussi à Lise Tremblay, que j’ai rencontrée l’été dernier et qui enseigne au cégep du Vieux Montréal, ou encore à Jacques Côté, qui a fait notre première page il y a quelques années pour un roman qui se déroulait dans notre région, Le Chemin des brumes, et qui partage sa vie entre l’écriture et l’enseignement au cégep de Sainte-Foy. Bref, une panoplie d’auteurs qui ont choisi ce chemin et qui semblent s’en sortir particulièrement bien.
Mais ils sont aussi journalistes (Christiane Laforge et Yvon Paré en sont des exemples remarquables). Et d’autres sont ouvriers, camionneurs, réalisateurs, whatever.
Chaque jour de ma vie, je me demande comment ils font. J’envie ceux qui y arrivent: j’ai toujours la tête ailleurs, dans le brouillard d’une autre histoire qui cherche à se dissiper, ou alors j’ai les idées emmêlées entre quelques vers sournois qui me font des vrilles à l’esprit, qui me harcèlent jusqu’à ce qu’ils soient enfin posés sur une feuille de papier ou dans un petit carnet de poche.
Parfois, peu importe ce que je fais, je m’absente. C’est comme ça depuis l’enfance. On disait que j’étais dans la lune. Mais au fond, j’écrivais avant l’heure. On écrit toujours quelque part dans sa tête.
Quand je me perds ainsi, il arrive que j’entende la voix de mon amoureuse qui sort de nulle part: «Youhou? T’es là?» Oui, mais jamais vraiment.
C’est ça, mon boulet. Pas trop lourd, pas épuisant. Seulement toujours accroché à mon esprit.
Ce n’est sans doute pas la même chose pour tous les auteurs – toute généralisation étant le plus souvent indécente. Mais je sais que d’autres vivent ainsi l’écriture. Je lisais d’ailleurs, il y a quelques jours, sur le site officiel de l’auteure de SF Élisabeth Vonarburg, une réflexion proche de celle qui me tenaille:
«Les écrivains sont des gens qui écrivent même quand ils n’écrivent pas: on y pense tout le temps, en allant magasiner, le soir avant de s’endormir, à la place de s’endormir. On prend des notes dans des carnets, on discute avec ses personnages, ses décors, ses intrigues, tous ces morceaux de soi projetés sur une page, et devenus peu à peu d’une si familière étrangeté.»
Et le pire. Le pire! C’est lorsque tous ces mots se perdent, lorsque toutes ces histoires nous échappent, faute d’avoir été griffonnés quelque part. Parce qu’on était au travail, parce qu’on avait autre chose à faire. Là est toute la tragédie: au moment de s’asseoir enfin devant son ordinateur ou devant un cahier, les mots oubliés refusent toute réminiscence.
Alors on pense à toutes les histoires qui n’ont jamais été écrites. À tous les poèmes qui n’ont jamais pu être lus. Et ça devient une véritable hantise.
Pour ne pas oublier, je suis prêt à tout. Écrire en travaillant. Écrire en mangeant. Écrire en conduisant. Poète rocket à cent à l’heure sur l’autoroute, je deviens un véritable danger. Pour le monde, pour les autres, et pour moi.
Un poème, un jour, m’aura peut-être tué.
C’est ça mon boulet.