Complètement Martel

Un livre la nuit

Il fait nuit. Je devrais être couché depuis longtemps. Et pourtant, je lirai encore ces quelques pages.

J’aime terminer la lecture d’un livre, cette satisfaction. Alors que je suis sur les dernières pages de ce trop long voyage en Italie qu’a imaginé Nancy Huston, je sens cette fébrilité.

Je ne suis pas en train de chercher à vous faire voir absolument le monde à travers son Infrarouge. Même si certains passages m’ont littéralement jeté à terre par leur rythme, leur puissance d’évocation et le plaisir qu’ils m’ont apporté, j’avoue ne pas avoir trouvé son ouvrage si remarquable. Il me semble qu’on a par moments surévalué ce roman qui, à plusieurs reprises, m’a lassé par son côté didactique.

Surtout, j’en ai plus qu’assez de trouver ces personnages féminins dont la sexualité exacerbée semble nécessairement liée à une expérience tordue et des pratiques polygames et instables. À croire que dans les romans, la sexualité d’une femme ne peut pas être épanouie si elle passe par une relation saine avec un homme auquel elle est liée par un engagement. À moins peut-être de chercher du côté des romans de la terre ultra cathos.

Ça doit être la faute à Madame Bovary.

Alors que je suis sur le point d’entamer une semaine de vacances, c’est-à-dire cette semaine où vous ne trouverez pas de nouvelle parution de Voir dans les présentoirs, une pile de livres attend et m’appelle. Sur le dessus, La Conscience d’Eliah de Guy Lalancette.

«Le roman commence au deuxième chapitre», avait-il admis avec un sourire que je n’avais vu sur aucun visage avant le sien. C’était juste avant qu’il en fasse une lecture publique aux Bouquinistes, dans le cadre de l’événement Mots et Merveilles.

J’hésite encore. Lirai-je le premier chapitre au début ou à la fin de ma lecture? C’est comme pour cette amoureuse qu’on se donne l’impression de connaître mais qu’on découvre chaque fois un peu mieux: par où devrais-je la prendre, cette fois?

Le jeu de la séduction, celui de la lecture: du pareil au même.

APRÈS LA CHICANE

Il y a quelques années, j’étais en chicane avec la lecture – je l’avais d’ailleurs mentionné dans une chronique. J’avais le cour et la tête avalés par le fleuve trop grand et la beauté de ma mère, peut-être – j’avais été déçu trop souvent depuis le roman de Ducharme. Mais plus probablement par des préoccupations bien terre-à-terre. Quand notre univers frémit comme une bulle de savon sur le point d’éclater, difficile de se poser assez longtemps pour lire.

Bien sûr, tout passe, mais les anciennes amours reviennent toujours. Jamais de ma vie je n’ai pu nier que j’aimais lire, depuis mes premiers Tintin aux volumineux romans de Stephen King que je dévorais d’un couvert à l’autre, la tête sur l’oreiller, avant de rêver à des clowns en décomposition, à des jumeaux me mangeant de l’intérieur, à des extraterrestres au vaisseau enseveli dans la cour, à de la brume étouffante de tentacules monstrueux, à des animaux morts-vivants ou à des doigts sortant du trou de l’évier.

Toute mon enfance et mon adolescence, je les ai passées à suivre les histoires inventées par des auteurs qui m’étaient à peu près inconnus, sortes de demi-dieux qui n’avaient rien d’humain dans ma tête, plutôt qu’à me consacrer à mes histoires de cour – particulièrement tordues à l’époque -, ce qui n’est pas peu dire.

À rebours, je crois que c’est l’université qui a tué ce qui me restait de cette assuétude qui m’avait fait dévorer quantité de bédés, de romans, de nouvelles de toutes sortes.

Transformez un plaisir en obligation, il deviendra suranné. Faites-le devenir coupable – tu n’as pas le temps de faire ça, tu devrais travailler, il reste tellement à faire sur le terrain – et la satisfaction engendrée par la lecture deviendra une quête de tous les jours.

C’est là que je me trouve, juste avant mes vacances. Prêt à me jeter sur une pile de livres comme un affamé fond sur une boîte de chocolats à la myrtille.

Je n’ai pas le temps, vraiment pas le temps. Je devrais dormir, ou travailler, ou manger, ou préparer le repas, ou faire du ménage, ou jardiner, ou je ne sais plus. Mais j’ouvrirai encore une fois ce livre tout écréanché, aux coins rondis, que je traîne dans toutes les pièces de la maison, que j’échappe, repousse, retrouve.

LES VACANCES

Il fait nuit. Je devrais être couché depuis longtemps. Et pourtant, j’ai terminé ces quelques pages qu’il me restait à lire. Et au moment d’éteindre la lampe torchère à laquelle je tournais le dos, sans m’en rendre compte, j’ai ouvert la couverture du prochain. Que je commencerai par la première page, finalement. Comme il se doit.

Juste quelques pages. Encore.

Demain, c’est l’heure des vacances. Alors on se retrouve dans deux semaines. Dans quelques centaines de pages, sans doute.