Vous êtes-vous ennuyé récemment? Vous savez: être devant absolument rien, ne pas savoir quoi faire de son corps et de son esprit.
Lorsque nous nous sommes rencontrés dans un studio de Radio-Canada, il y a quelques mois, Chrystine Brouillet et moi avions eu cette discussion à propos de l’ennui dans les petits villages. Je lui parlais de cette bourgade bas-laurentienne d’environ 700 âmes où j’ai vécu quand j’étais enfant.
Drôle comme les gens de la ville croient que l’on s’ennuie en région. Dans ce petit village de bord de fleuve où j’ai habité, je ne me souviens pourtant pas m’être ennuyé. Sous les fleurs du pommetier. Dans la cour d’école évacuée pour l’été. À l’orée du bois, en fond de paysage. Le nez au vent, les yeux au large, les pieds dans la vase ou dans la neige, selon la saison. J’ai toujours été contemplatif. Quand on passe son temps à observer le monde, on ne s’ennuie pas.
Lorsque je suis retourné dans ce petit village où j’ai planté des racines, il y a quelques semaines, les gens que j’ai retrouvés n’avaient pas le teint livide de ceux qui se morfondent à longueur d’année. Contrairement à bien d’autres que j’ai pu croiser en ville – ici à Saguenay, et à plus forte raison, peut-être, lors de mes pérégrinations montréalaises.
Tout au plus, les gens des villages envient-ils parfois ceux qui vivent en ville, qui ont accès à toutes sortes de belles choses – les grands théâtres, les grands festivals noirs de monde, tous les films dès leur sortie en salle (et pas que les blockbusters).
Un mal inventé
L’ennui, c’est un mal du temps. Une création du langage. Si ça existe aujourd’hui, c’est que quelqu’un, un jour, a eu la mauvaise idée de l’inventer. Sans doute ne savait-il pas quoi faire de son temps.
L’hyperstimulation à laquelle nous expose notre époque est relativement récente. Une telle occupation de l’esprit n’est pas naturelle, voire pas «humaine». Aujourd’hui, l’économie veut qu’on s’ennuie. Parce qu’alors on veut se divertir. Et consommer. Et pourtant, le divertissement et la consommation ne soulagent jamais le véritable ennui.
J’ai lu cette semaine le billet d’un blogueur qui situait la naissance du concept de l’ennui entre l’ère de la mélancolie des auteurs romantiques et le pessimisme philosophique. Il y a quelques siècles à peine, mourir d’ennui était non seulement impossible, mais inimaginable. L’esprit n’avait pas l’habitude d’être constamment exposé à des stimuli, n’était pas bombardé d’images, d’odeurs, de sens. Même le vin goûtait le fond de barrique, il n’y a pas si longtemps, si on en croit une récente chronique du poète viticole Jean Aubry, Le vin de son époque, parue dans Le Devoir du 6 août dernier: «Il y avait dans le cocktail levurien et bactérien d’alors des grumeaux et des odeurs à décourager les plus hardis [.].» Comme quoi les choses changent.
Le réel était plus lisse, à une autre époque. N’avait pas toutes ces aspérités auxquelles on se frotte aujourd’hui. On était homme ou femme, enfant ou adulte, croyant ou hérétique, noble ou paysan.
Étrangement, lorsque le temps était long, l’ennui n’existait pas. Et maintenant qu’on a tout (et n’importe quoi) pour se divertir, les gens s’ennuient.
Je n’y comprends rien, je l’avoue. Comment s’ennuyer quand il y a tout à voir? Comment s’ennuyer quand il y a tout à faire ? L’amour, la lecture, la pêche, le potager, les rencontres, le pays. Le monde à patcher, à reconstruire différemment.
L’ennui tue
L’ennui, avec l’ennui, c’est qu’il paraît que c’est ennuyant. Et qu’en plus, ça réduit l’espérance de vie. C’est ce qu’ont établi des chercheurs britanniques récemment: les gens qui s’ennuient auraient 2,5 fois plus de risques de mourir prématurément. Ça fait qu’en plus de perdre leur temps à s’ennuyer, ils partent plus rapidement. Ce serait une question d’hygiène de vie.
Je ne sais pas si je vais vivre vieux, mais en tout cas, je mourrai occupé.
Je ne me suis jamais ennuyé. Pourtant, parfois, j’aimerais bien en avoir le temps. Cesser d’être toujours accaparé, d’être préoccupé. Sentir juste une fois, totalement et sans réserve, ce vide dont d’autres se plaignent. Il me semble que j’aurai toujours quelque chose à faire. Ne serait-ce qu’une chronique à écrire.
Je continue, comme au temps de mes jeunes années, d’observer le monde – toujours le même et pourtant jamais vraiment. J’aime, peinard, profiter du temps qui passe. Me rendre compte qu’il a filé. Tiens? La journée est déjà terminée? Jamais je ne me retrouve devant rien.
Se retrouver devant rien. Devant le néant. Ce doit être toute une expérience. Extatique, presque comme rencontrer Dieu. Encore autre chose qui ne m’arrive jamais.
Avez-vous rencontré Dieu récemment?
J’aurais tendance à dire que les gens qui s’ennuient sont les mêmes personnes qui pensent que le malheur vient avec la richesse et que le matérialisme est la source de tous les bonheurs; ils ne sont jamais contents de rien, ne trouvent aucun réconfort à avoir du temps pour vivre. Ils vivent dans un univers absolument paradoxal de repli face à toute stimuation. comme si aimer faire quelque chose ou avoir une passion était l’ennemi à abattre…