Complètement Martel

Les beaux monstres

Il ventait comme rarement. C’était vendredi, il n’y a pas si longtemps. Le test parfait pour les nouvelles ouvres qui trouvent leur socle près de la baie des Ha! Ha!, créées dans le cadre du symposium Une route maritime sur terre – une autre extension du programme Saguenay, capitale culturelle.

Les ouvres tiennent le coup. Face au vent, à tout le moins.

Parce que face à la critique, c’est autre chose. On reste particulièrement déçu de la façon dont le thème – les monstres marins – a été traité. Sauf exception, on n’a pas dépassé le premier niveau de réflexion, sculptant justement des monstres marins, de la sirène à la baleine, en passant par le poisson d’allure inquiétante.

Évidemment, ça fait des millénaires que l’humanité craint les pires monstres marins, invente des tentacules, des excroissances gluantes, des êtres immenses et effrayants patientant toute gueule ouverte au bord du monde pour avaler les aventuriers parmi les plus intrépides. Peut-être le thème était-il trop chargé de mythes pour que les artistes laissent libre cours à leur imagination. Mais alors, c’est ce thème qui aura été mal choisi.

On ne reprochera pas aux artistes de ne pas avoir fait du beau travail. Ce sont de bien belles ouvres – de bien beaux monstres. Le problème, c’est que pour la plupart, ces ouvres donnent tout à celui qui les regarde, ne laissent place à aucune imagination. De la bouillie pour les touristes.

C’est certain qu’il ne faut pas trop brusquer le monde qui risque de passer par là. Personnellement, on l’aura compris, je suis resté sur ma faim – et fort déçu quand j’ai fait le voyage expressément pour les voir.

Coup d’épée dans l’eau.

L’autre monstre

Or, cette journée-là, ce vendredi venteux d’il n’y a pas très longtemps dont je parlais plus tôt, ce n’est pas pour ces monstres que j’étais à La Baie. J’étais là pour le plus gros, celui qui plante ses cent pattes croches dans l’eau de la baie des Ha! Ha!, celui qui sera rejoint sous peu par d’autres chimères blanches encore plus gigantesques, mastodontes aux noms mythiques – Eurodam, Maasdam, Costa Atlantica, Crown Princess. Alors on se bousculera pour profiter du spectacle. Et ce sera bon pour l’économie. C’est ce qu’on disait, non? Moins facile qu’on le laissait entendre, mais tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. N’est-ce pas?

Ce jour-là, pas de bateau. Le quai était à peu près désert. Un pauvre type tout dépité est venu à ma rencontre: le vent avait foutu sa chaise et tout son attirail de pêche à la flotte. Ne lui restaient que sa canne et son air hébété. Et sans doute un peu d’amertume. Même si mes cheveux me flagellaient déjà le visage et les yeux, harassants, je me suis félicité d’avoir laissé mon chapeau dans le pick up de mon chum de pêche.

J’avais tout le nécessaire – canne, agrès, vers, et même un cahier sous le bras, au cas où l’expérience m’inspirerait quelques lignes. C’est souvent dans l’air salin que ça vient. Quand le vent s’en mêle, c’est encore plus certain.

Alors voilà: soleil, vent tiède et puissant, sable qui picore le visage, pas l’ombre d’un touriste ni d’un bateau de croisière chargé de son bétail. J’ai sorti quelques éperlans de l’eau agitée, jusqu’à ce que je perde l’essentiel de mon gréement, pris au fond tout près du pied du quai neuf.

C’est tout moi, ça, toujours pris quelque part. Alors, je me suis simplement étendu pour profiter de l’intensité de ce moment tandis que mon chum de pêche, tourné vers la berge, continuait de sortir de l’eau ce qui me nourrirait ce soir-là.

À la blague, avec une jovialité tout amusée, j’ai pensé: ce quai valait son investissement. Pour ce bien-être que je ressentais, alors. Le bonheur n’a pas de prix. Et le souper – c’est certain que deux douzaines de délicieux éperlans, ce n’est pas 10 douzaines comme dans le bon vieux temps, mais ça reste un bon repas – valait bien à lui seul les 37 millions de dollars investis. Je me suis trouvé drôle. Puis, j’ai fini par penser à autre chose, absorbé dans la contemplation des kite-surfers secoués et violentés entre la berge et le quai.

Genre de blague qu’on se fait à soi-même. Qu’on finit par oublier. Qui ne vaut pas plus que ça.

Eh bien merde: en fin de semaine, dans le Progrès-Dimanche, on trouvait un article complet sur l’utilisation du quai par les pêcheurs de toute la région, titré Bon pour le tourisme. et la pêche.
Aujourd’hui, on n’est plus guère effrayé par les monstres.

On parvient même parfois à les rendre très séduisants.