Un simple lecteur
J’ai tellement écrit.
Je me souviens de mon premier article dans ces pages. C’était une critique des Brumes de Cuba, recueil que publiait Pierre Demers en septembre 2005. Avec le temps, avec l’effort, on ne se souvient plus de tous les textes. Ni de tous les sujets. Mais le premier ne s’oublie pas.
Déjà à cette époque, on commençait à s’interroger sur l’avenir de l’île sous embargo. J’écrivais: «Et il y a cette question qui fait écho dans le brouillard: qu’adviendra-t-il après Fidel, de cette île et de son peuple, lorsqu’un vent de la mer viendra chasser la brume de Cuba?» La semaine dernière, on annonçait de grandes réformes sur le joyau communiste aujourd’hui dirigé par Raúl, frère du père de la Révolution. Les régimes changent ou évoluent. Les chefs se suivent et ne se ressemblent pas.
Je me souviens, plus tard. De la fébrilité que j’ai vécue en écrivant la première de mes chroniques. Du grand chantier que cela représentait pour moi. La montagne de tout ce qu’il y avait à creuser. De tout ce qu’il y avait à dire. Je me tenais debout devant tout ça avec ma petite pelle, comme un enfant à la fois enthousiaste et effrayé pourrait s’attaquer aux dunes d’un désert. J’en ai pelleté, de la poussière – et toutes sortes de choses. On n’en viendra jamais à bout. Il y aura toujours quelque chose à dire.
Surtout, j’ai eu envie tout ce temps de mettre du beau dans votre vie. J’ai pensé à vous. À tous les jours.
Parler de culture, oui. Mais chercher à le faire bien, surtout. J’ai parfois réussi. Pas toujours. Mais je le désirais. De tout mon cour. Chaque semaine depuis ce temps. Mettre du beau dans votre vie.
Pendant cinq ans, l’écriture a pris toute ma vie en otage. Je devais avoir le syndrome de Stockholm parce que je l’ai aimée, plus que tout, cette écriture. Celle qui m’astreignait à la rigueur, à la régularité. Celle qui contrôlait toute mon existence.
On se lasserait des plus belles maîtresses. Parfois, des amoureux se séparent avant de trop se détester. C’est comme ça que les souvenirs demeurent.
Voilà, c’est dit. Je me retire.
Il me manquera, lors des prochains spectacles auxquels j’assisterai, de tout noter pour vous en parler. Me manquera d’être celui qui critique, qui encourage, qui invite, qui réfléchit. Et qui partage.
Il y a quelques jours, à la salle Marguerite-Tellier, j’ai assisté à une prestation – remarquable – de Jonathan Boies, qui opère ce fructueux mariage entre la poésie et le gumboot. C’est à ce moment seulement que j’ai compris le vide qu’il y aurait dorénavant dans ma vie.
Car vous avez toujours été avec moi: lorsque je lisais un livre, lorsque j’explorais une galerie d’art, lorsque je regardais un film ou assistais à un spectacle, de danse, de musique, de théâtre. Lorsque je maugréais contre nos décideurs, aussi. Vous étiez là.
Je serai seul, dorénavant. Et vous me manquerez.
Cette chronique est certainement la plus difficile que j’aurai eue à écrire en cinq années de labeur rédactionnel. Il m’aura fallu plusieurs jours. Des dizaines de ratures, des brouillons chiffonnés, puis rejetés. Et, oserai-je l’avouer, quelques larmes ravalées. Pas de tristesse, non. Mais de ces sanglots qui accompagnent les étapes les plus importantes d’une vie.
On ne quitte pas ceux qu’on aime sans être bouleversé. Même si on sait que c’est pour une belle aventure. Le bonheur exige sa dîme. Elle se paie en larmes.
J’ai pris la décision de me lancer dans une aventure imprévue – et imprévisible. Comme ça, par instinct, par goût du défi. C’est un amour latent qui soudainement se sera révélé avec force: celui que j’entretiens pour le théâtre. Voilà, c’est officiel: j’irai me joindre à l’équipe de La Rubrique. Où j’aurai de nouvelles fonctions. De celles qui me permettront de m’effacer un peu. Parce que, quoi qu’on en pense, je n’ai pas toujours quelque chose à dire. Pas souvent, même.
Ainsi, je ne serai plus un reflet de la culture. J’en serai partie prenante. Pas seulement comme auteur, mais comme artisan. Et je pourrai recommencer à la découvrir par goût. Ce sera par un mouvement des tripes plutôt que par devoir.
Lorsque j’écrirai à l’avenir, ce ne sera plus une obligation. Ni une habitude. Ce sera seulement un élan irrépressible. Une urgence.
Au moment de retirer enfin mon couvre-chef, je voudrais en profiter pour saluer toute l’équipe de Voir. On ne quitte jamais vraiment une si belle famille. Voir est plus qu’un journal. C’est un mode de vie, une école incomparable. Une institution vivante et résolument tournée vers la culture et son avenir.
Ça me met tout à l’envers. Et en même temps, ça me rassure. La prochaine fois que je prendrai un exemplaire de Voir dans un présentoir, ce sera comme simple lecteur. Comme vous. C’est dire qu’au fond, je vous rejoins enfin.
Il n’y a pas de bonne façon de dire adieu. Bien sûr, je continuerai d’écrire. Mais ailleurs. Et autrement. Alors ce n’est peut-être qu’un au revoir.
Vous me manquerez… Mais c’est un au revoir, ailleurs et autrement…