Complètement Martel

Ceux qui restent

 

Vite comme ça, on dirait que c'était l'an passé, mais quand j'y repense, ça fait déjà quelques années. Faut croire que le temps passe vite.

J'avais un voisin qui s'appelait Patrick. En fait, le gars n'aurait pas habité dans l'appartement d'à côté qu'on ne se serait probablement jamais parlé. Disons qu'en général, on avait peu de points en commun lui et moi. On aura fini par faire connaissance grâce au soleil qui avait régné cet été-là.

Certains d'entre vous le savent peut-être, mais c'est quasiment impossible de partager un balcon avec un inconnu pendant très longtemps. Ça commence par de petits commentaires insignifiants que l'on échange entre voisins, et puis un jour on parle de boulot et, de fil en aiguille, on découvre que l'on est dans le même club des sans-pères.

S'il y a une raison pour laquelle j'adorais m'entretenir avec Patrick, c'était que nous avions des façons de vivre qui étaient complètement à l'opposé. Patrick était un jeune militaire assoiffé d'aventures et d'action tandis que moi, j'ai à peu près tout le temps tenu le rôle de celui qui observe pour rendre compte.

Comme nos points de vue divergeaient fréquemment, nous prenions un malin plaisir à échanger sur un tas de trucs, et ce, simplement par curiosité de voir ce que l'autre en pensait. Tous les sujets étaient bons, mais étrangement, nous avons longtemps évité de discuter de la guerre. Pourtant, au su du statut de militaire de Patrick, il aurait été tout à fait naturel qu'une de nos discussions en traite, mais non.

Parler de guerre, ça se fait bien entre amis autour d'une bonne bouteille de vin, mais la donne change sérieusement lorsqu'on sait que notre interlocuteur finira un jour ou l'autre par y tenir un rôle.

J'ignore si c'est par manque de sujets à aborder ou parce qu'une plus grande aisance entre nous s'était installée, mais par un bel après-midi, on a fini par en parler.

Je me rappelle encore très bien du calme de Patrick quand il m'avait confirmé qu'il partirait sous peu en mission en Afghanistan. Même si son ton n'avait absolument rien à voir avec celui qu'on emprunte pour dire qu'on s'en va faire des courses à l'épicerie, il était dénué de toute anxiété. Zéro crainte.

Il y a eu une espèce de silence et la question la plus évidente du monde est sortie de ma bouche: pour ou contre la mission canadienne en Afghanistan? Richard Latendresse n'aurait pas pu faire mieux.

C'est alors que sans même prendre une seconde de réflexion, Patrick m'a servi une réponse dont je me souviendrai jusqu'à la fin de mes jours: "Que je sois pour ou contre, ça ne changera rien. Ce qui va compter, c'est ce que je ferai là-bas. Tu vois, j'ai beaucoup d'admiration pour les gens comme toi qui écrivent et qui divertissent, car moi, je ne suis pas capable de faire ça. Par contre, si je peux faire en sorte que les créateurs puissent continuer leur travail en liberté et de faire du bien aux autres, je pourrai me dire que j'aurai servi à quelque chose dans tout ça."

Il y a quelques jours, Radio-Canada diffusait le documentaire de Réal Barnabé intitulé Pour ne pas les oublier. Constitué de témoignages de proches et d'amis de militaires décédés en mission en Afghanistan, Pour ne pas les oublier se concentre sur un aspect de la guerre que nous oublions trop souvent: le facteur humain.

En choisissant une telle approche, Barnabé aurait pu facilement glisser dans le mielleux ou pire, l'amertume à outrance, mais ces pièges ont été habilement évités.

De voir toutes ces existences figées à jamais dans le temps donne froid dans le dos. Toutefois, le sort de ceux qui reviennent n'est pas lui non plus toujours rose. Le long métrage The Hurt Locker, gagnant de l'Oscar du meilleur film de 2009, en dresse d'ailleurs un portrait troublant. On revient rarement de la guerre en paix.

Je revois encore Patrick lorsque je l'avais rencontré à son retour d'Afghanistan. Ce que j'avais perçu dans ses yeux ne pouvait pas se traduire en mots. L'homme que rien n'effrayait autrefois avait laissé place à un être d'une fragilité mal dissimulée.

Alors que je lui partageais mon bonheur de le savoir revenu en un seul morceau, Patrick a ajouté tristement: "Moi aussi, je suis bien content, mais je n'ai rien fait."

On ne revient jamais indemne de la guerre.

Si ce n'est pas votre peau qu'elle finit par avoir, c'est une grande partie de vous qui y meurt.