Lis ça
Complètement Martel

Lis ça

 

Avoir la mauvaise habitude de fumer la cigarette comporte quand même quelques avantages. J'en conviens, en dressant une liste des plus et des moins, il est évident que la colonne du négatif l'emporterait haut la main. Toutefois, il y a un phénomène qui échappe totalement aux non-fumeurs de ce monde. Pendant que vous restez confortablement au chaud, les pingouins qui boucanent à l'extérieur se livrent à des discussions de trottoir.

Vous savez, ces conversations éphémères sur lesquelles on ne fonde aucun suivi, ces échanges qui peuvent s'interrompre à tout moment sans que personne ne se sente froissé. Car si nous nous retrouvons à l'extérieur, c'est tout d'abord pour s'adonner à une dépendance assassine et, ici, le fait de discuter relève davantage d'une fonction sociale accessoire.

Or, il y a quelques jours, lors d'une de ces séances de clavardage en réalité augmentée, j'ai eu droit à un témoignage qui a éveillé en moi certaines réflexions. Nous devions être cinq cowboys et cowgirls Marlboro en train de discuter et voilà qu'une des interlocutrices a honteusement avoué avoir suivi la dernière saison d'Occupation double.

En tant que disciple fini de la saga Loft Story, vous comprendrez que je me suis empressé de la déculpabiliser quant à ses habitudes télévisuelles. Le plus sincèrement du monde, celle qui venait de sortir du placard (double) nous a alors confié son désintérêt total pour les péripéties de Johnny-le-musclé-qui-est-toujours-en-bédaine et Lynda-la-petite-brune-qui-a-trouvé-huit-fois-l'amour-de-sa-vie-en-cinq-semaines.

Nous étions quatre cowboys ahuris, la clope au bec, à ne plus rien y comprendre. En faisant un Clint Eastwood de moi, j'ai demandé: "Mais si tu t'en fous vraiment, pourquoi tu regardes ça, alors? Aimes-tu détester?" Et c'est là que la société a rattrapé la fiction: elle n'avait pas le choix.

Bien entendu, dans les faits, nous avons toujours le choix de ne pas endurer les tribulations de Steve-qui-gagne-sa-vie-en-se-la-swinguant et Cindy-de-Victoriaville-qui-aime-les-gars-sportifs-et-intelligents. À ce que je sache, aucun diffuseur n'a encore poussé l'audace jusqu'à menacer les spectateurs des pires châtiments si jamais ils avaient le malheur de déserter leur téléviseur. Pourtant, une telle pratique serait absolument inutile, car la pire des menaces vient de chacun de nous: la crainte d'être exclu.

C'est d'ailleurs pour cette raison que notre auditrice d'Occupation double s'est vue contrainte de se familiariser avec des personnages plus vrais que nature comme Luc-le-tombeur-aux-manigances-douteuses-qui-brise-des-cours et Marie-qui-considère-qu'une-tenue-de-ville-c'est-un-bikini.

Quand, au travail, 80 % des discussions d'ordre non professionnel tournent autour d'un sujet qui ne vous est aucunement familier, vous finissez invariablement par sentir le besoin de vous mettre au parfum. Règle générale, en tant qu'êtres sociaux, nous désirons faire partie du groupe.

C'est plutôt drôle, car on blâme sans cesse l'omniprésence de la publicité, mais ce n'est que la pointe de l'iceberg. Votre tante, votre frère, votre voisin ou votre collègue sont des outils promotionnels beaucoup plus redoutables qu'une affiche ou la une d'une revue à potins. La preuve: les publicités de produits tabagiques sont désormais interdites un peu partout et pourtant, la cigarette gagne toujours des adeptes, et ce, malgré son aspect nocif qui est connu de tous. Mononcle Roger qui s'en grille une après le repas risque beaucoup plus de vous faire rechuter qu'un encart dans le journal où l'on peut voir un gars cool en moto avec un logo d'Export A en arrière-plan.

Tout ça semblera profondément pessimiste à certains, mais si l'on regarde la situation d'un autre oil, les secteurs culturels ne bénéficiant pas d'un rayonnement à grande échelle pourraient amplement profiter de la dictature du "écoute ça".

Je me répète, mais aussi peu influents que nous nous croyions en tant qu'individus, nous avons un certain pouvoir sur notre entourage. La prochaine fois que vous apprécierez une production théâtrale locale ou le spectacle d'un artiste émergent, profitez-en pour le communiquer. Soyez courageux et détournez la prochaine discussion traitant des gagnants d'Occupation double pour en parler. Faites-en votre prochain statut Facebook. Tweetez-le.

Ils seront plusieurs à ne pas s'y intéresser, mais il y aura toujours quelqu'un pour se laisser séduire par l'étincelle dans vos yeux et la passion qui se dégagera de vos propos. C'est ce qui arrive lorsqu'on a le choix.