Mes amis
Complètement Martel

Mes amis

 

"Certains hommes forts ne sont pas seuls dans la solitude, mais moi, qui suis faible, je suis seul quand je n'ai point d'amis." – Emmanuel Bove, Mes amis

Pendant cinq ans, j'ai occupé un travail assez bien rémunéré. Je passais mes journées, bien au chaud, à retourner des livres et à les replacer sur les rayons. Mais bon, à force de voir toutes ces lectrices avides de l'ouvre de Denis Monette consommer compulsivement des récits d'époque mielleux, mes aspirations personnelles ont fini par avoir raison de moi.

Et je me suis lancé dans le vide.

Au début, il y avait une certaine euphorie. Je me disais que tout était possible. Je voyais en moi un bon candidat à tous les boulots ayant un lien avec les communications. Même que les gens étaient nombreux à laisser entendre qu'éventuellement, ils pourraient me dégoter quelque chose d'intéressant. Comme on dit, l'avenir était plein de promesses.

Les mois ont passé et les entrées dans mon compte en banque se sont faites de plus en plus discrètes. Les opportunités d'emploi aussi.

Comme j'avais quitté mon travail de mon plein gré, je n'avais droit à aucune aide gouvernementale et, malgré les conseils de plusieurs personnes, j'avais tenu mordicus à jouer la carte de la franchise avec toutes les institutions possibles. J'en aurai tiré comme leçon que parfois, le salaire de l'honnêteté se chiffre à zéro dollar.

Et puis décembre est arrivé. Les journées semblaient raccourcir de façon exponentielle et il y avait de moins en moins de soleil dans mon existence. Le présent était sombre et le futur avait un drôle d'air de trou noir.

Les factures rentraient, le frigo était vide, le peu de contenu dans le garde-manger était douteux et tout ce que le maigre salaire de ma blonde nous permettait, c'était de garder la tête hors de l'eau. C'était sans compter que la vie nous avait réservé une sacrée surprise: une nouvelle bouche à nourrir était alors en route.

J'ai été pauvre plus d'une fois dans ma vie et je peux vous le dire, c'est toujours plate. On voit toutes ces bonnes gens qui répètent à la télé qu'il suffit de demander de l'aide pour en avoir, mais il y a un point qui semble leur échapper: c'est difficile de demander de l'aide.

Dans notre société où le succès et l'abondance nous sont présentés comme la norme, il est plutôt délicat de s'afficher dans toute notre vulnérabilité. On préfère user de prétextes au lieu d'avouer à des amis que le fait de ne même pas être foutu de pouvoir apporter une bouteille de vin nous rend mal à l'aise de se rendre à leur souper. Sans même le faire de façon intentionnelle, on s'isole peu à peu.

Pourtant, dans la situation inverse, quand c'est nous qui pouvons venir en aide aux autres, on ne voit aucune honte à ce que nos proches aient besoin du soutien des autres. Comme quoi il est plus facile de donner que de recevoir.

Je ne l'apprendrai à personne, il n'y a pas de bons moments pour être démuni. Il n'y en a que des pires. Comme présentement, à quelques jours de Noël. On a l'impression que tout est orchestré afin de nous écraser notre situation en pleine figure.

Prenons par exemple cette archi-mauvaise publicité où deux jeunes fatigants répètent ad nauseam à leurs parents, par une grille de ventilation, de leur acheter une console PlayStation 3 ainsi qu'un accessoire Move. On voit alors papa et maman dans leur lit qui écoutent passivement ce délire tout en s'en amusant. Enfin, les deux protagonistes regardent dans une circulaire ladite PlayStation 3 à un prix frôlant les 400 $ sans même broncher – pire, en affichant un sourire fendu jusqu'aux oreilles.

Non seulement cette publicité dresse un portrait complètement irréaliste du rôle de parent – dans mon jeune temps, mon père serait rentré dans ma chambre totalement irrité et m'aurait pressé de m'endormir -, mais elle contribue à ancrer cette fausse norme où l'abondance est le lot de tout un chacun.

J'aimerais vous dire que je détiens la solution parfaite afin de briser l'isolement encouru par la précarité, mais je vous mentirais. Quand je repense à cette période où j'étais dans le besoin, je revois ces personnes qui me sont venues en aide. Pour la plupart, il s'agissait d'amis peu fortunés qui m'ont apporté ce qu'aucune banque alimentaire ni aucun coupon n'aurait pu me fournir. Ils m'ont donné du temps et, surtout, ils m'ont tendu l'oreille.

Quand le portefeuille est vide et que rien d'encourageant ne s'annonce à l'horizon, le plus grand danger n'est pas de mourir de faim, mais bien d'avoir envie de quitter la partie pour de bon.