Sens critique
Complètement Martel

Sens critique

 

C'était un beau jeudi de printemps. La neige n'était plus qu'un mauvais souvenir et le soleil avait depuis peu retrouvé sa chaleur. J'avais entrepris ma nouvelle carrière de journaliste il y avait à peine quelques semaines et je travaillais encore en tant que commis à la bibliothèque. Je me souviens très bien que ce jour-là, j'étais fébrile à l'idée de quitter mon boulot à 17h afin de profiter des derniers rayons de soleil.

Je revois encore la scène.

Quand le gars est entré, je l'ai tout de suite remarqué. Il avait cette espèce de chapeau de paille sur la tête, et si mes souvenirs de daltonien sont bons, il portait un chandail bleu pâle. Ça se voyait qu'il cherchait quelqu'un. D'ailleurs, ce quelqu'un n'était nul autre que moi.

Je vous en parlais dans une chronique précédente: à force de travailler dans le public, on en vient à développer un sixième sens qui nous permet de distinguer rapidement les individus qui nous feront vivre des sensations fortes. Le gars au chapeau de paille en faisait partie. Pourtant, son apparence vestimentaire laissait supposer qu'il était de bonne compagnie.

"C'est toi Joël Martel?" qu'il m'a immédiatement demandé en arrivant au comptoir. Confus, j'ai confirmé que oui, et là, il s'est présenté.

Le gars au chapeau de paille était un artiste dont j'avais fait une critique de disque qui avait paru la journée même.

Heureusement pour moi, la critique que j'avais écrite était somme toute positive. Du moins, c'est ce que je croyais jusque-là. Car l'artiste, lui, m'avait sérieusement dans le collimateur. Pour une dizaine de lignes positives, une seule était moins enthousiaste. En fait, tout ce que je reprochais au disque, c'était un certain manque de variété sur le plan rythmique. Mais bon, c'était tout ce qu'avait retenu l'artiste et selon lui, je n'étais qu'un nigaud de première qui ne connaissait rien de rien à la musique. Ici, je vous épargne la suite de l'histoire qui a pris une tournure quasi psychosociale, mais ce que j'ai appris de cette expérience, c'est qu'une critique ne colle pas seulement à l'artiste concerné, elle suit aussi son auteur et peut lui exploser en plein visage à tout moment.

On est tenté de croire qu'il n'y a rien de plus facile que d'écrire qu'un acte théâtral se terminant par "roucoucou" est tout simplement ridicule. Mais encore, le jour où vous aurez à faire face à l'auteur de cette réplique ou à ses interprètes, il faudra vivre avec. C'est d'autant plus délicat lorsqu'on sait qu'une mauvaise critique a parfois le pouvoir de tuer littéralement le travail acharné d'artistes qui, déjà, est-il nécessaire de le mentionner, sont bien peu rémunérés.

Ce n'est pas pour rien que certains journalistes s'en donnent à cour joie lorsqu'ils peuvent s'attaquer à une méga-production hollywoodienne. C'est comme Elvis Gratton qui hurle "Va t'faire couper les ch'veux, le pouilleux" dans le confort et la sécurité de son automobile. On pèse sur le gaz et on a immédiatement la conscience tranquille.

Loin de moi l'idée de remettre en cause le travail des journalistes de la région qui s'adonnent parfois à cet exercice potentiellement périlleux qu'est la critique, mais la plupart du temps, l'empathie l'emporte sur la franchise.

On ne trouve plus un disque poche, on l'aime juste moins. On ne voit plus de mises en scène médiocres, on constate un désir de liberté. On vit dans un gala perpétuel où les gants blancs sont de mise.

Il y a quelques années, si ma mémoire est bonne, la journaliste Christiane Laforge s'était risquée à donner son point de vue sur des ouvres d'artistes visuels de la relève, et ceux-ci avaient répondu par une lettre enflammée. Laforge avait publié ladite lettre et, dans l'essence, elle leur avait répliqué que même si elle avait eu de nombreuses réserves à l'égard de leur travail, elle voyait en eux un potentiel extraordinaire et que, dans le cas contraire, elle se serait tout simplement abstenue de tout commentaire.

Assisterons-nous un jour au grand retour de critiques de la trempe de l'impitoyable Robert Lévesque? Le diable s'en doute…

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ROUCOUCOU. Hormis l'ennui profond et l'exaspération qu'a suscités en moi le tableau final de la production Les sens du Théâtre La Rubrique, je tiens à féliciter l'ensemble de l'équipe pour ce moment de théâtre très agréable. Je décerne une mention spéciale au jeu entraînant de Benoît Lagrandeur et à Émilie Gilbert-Gagnon pour son interprétation rafraîchissante. Bref, j'ai adoré de A à Y. Pour le reste, je préfère le canal Z.