Complètement Martel

Le malaise

Depuis bientôt une semaine, deux petits livres sur l’étagère de mon bureau me rendent tristement mal à l’aise. Il s’agit de romans jeunesse. Pour dire vrai, ce n’est ni le contenu ni le contenant qui me mettent dans cet état. Disons que c’est plutôt une question de contexte.

L’auteur de ces romans destinés à un jeune lectorat est bien loin d’être un piochon. Avant même que je sache qu’il donnait dans la littérature jeunesse, j’avais déjà consommé deux de ses œuvres réservées à un public adulte et l’expérience m’avait énormément satisfait. Le gars donnait dans les récits complètement tordus où la sexualité devenait parfois monstrueuse et, que voulez-vous, l’exercice me plaisait.

Vous raconter à quel point je suis tombé de ma chaise quand j’ai appris que des kids dévoraient d’autres livres du même auteur, vous en ririez des heures durant.

Je me rappelle aussi avoir trouvé dans un livre emprunté à la bibliothèque un morceau de billet d’avion qui appartenait à cet auteur. Je crois même l’avoir conservé quelque part dans une boîte.

Et puis hop, il y a un peu moins d’un an, on apprenait avec stupéfaction que ledit auteur était inculpé de six chefs d’accusation dont agression sexuelle armée sur une jeune mineure.

C’était en avril 2011. Et le prochain épisode, celui du procès, avait été annoncé pour mai 2012.

/

En toute honnêteté, la spirale de la vie aidant, cette regrettable histoire s’était peu à peu dissipée de ma mémoire. Probablement que mon cerveau l’avait classée dans un dossier spécial intitulé «Affaire à suivre, mais dans ben ben longtemps».

Cependant, il y a quelques jours, elle m’a sauté au visage lorsque j’ai ouvert une enveloppe contenant les deux derniers ouvrages de l’auteur. Je vous le répète: des romans jeunesse.

Entendons-nous sur une chose: bien que l’auteur soit accusé de crimes graves, il n’a pas encore été reconnu coupable.

Toutefois, je ne pourrai vous cacher que la parution de romans jeunesse dans un tel contexte me rend grandement perplexe.

J’ai beau virer ça de tous les bords ou essayer de me mettre dans le mode le plus intensif possible d’ouverture d’esprit, c’est de l’incompréhension qui finit par m’habiter à tous les coups.

Je suis le premier à croire qu’un auteur a le droit d’écrire, quelle que soit sa situation juridique du moment. Ici, c’est plutôt la moralité de l’éditeur que je remets en question.

Je ne peux pas croire que lors d’une réunion, il n’y a pas une seule personne qui ait été foutue de lancer quelque chose comme: «Ouais, ben, X série jeunesse fonctionne super bien, mais me semble que c’est un peu délicat de sortir ça là. On pourrait peut-être prendre un risque intelligent en attendant l’issue du procès de l’auteur avant de continuer…»

En fait, peut-être que je suis complètement dans le champ, mais j’ai comme un feeling que tout le monde y a pensé mais que, business oblige, la logique aveugle de l’appât du gain a fait en sorte qu’on a eu droit à un fermage de gueules général. Tsé, quand il n’y a pas juste un éléphant blanc dans la salle de réunion, mais un zoo au grand complet…

C’est plate parce que mis à part pour le gars des prévisions de marché, il n’y a pas grand-monde qui ressort gagnant de cette situation.

J’ose supposer que la personne responsable des communications devait se sentir bizarre quand elle a écrit le communiqué qui annonçait la sortie de ces nouveaux tomes de la fameuse série remportant un énorme succès auprès des tout-petits…

Les parents aussi doivent trouver ça weird. D’autres vont trouver ça weird quand ils auront vent du procès après avoir acheté ces livres.

J’imagine que même l’auteur ne doit pas être super à l’aise avec ça.

Comme on dit: «The show must go on.» Sauf que là, me semble qu’il y a juste le producteur qui a encore envie de voir le spectacle.