De la main gauche

Les princes absolus

Les princes absolus, ou d’autres personnes accoutumées à une déférence illimitée, ressentent ordinairement cette entière confiance dans leurs propres opinions sur presque tous les sujets.

John Stuart Mill, De la liberté

Il y a quelques semaines, des amis anglophones m’interpellaient en affichant une profonde indignation à la suite du vote des jeunes libéraux contre la mise sur pied d’un projet-pilote favorisant l’intégration d’élèves francophones dans le système scolaire anglophone. Je leur ai promis que j’y reviendrais en défendant cette position avec des arguments fondés sur des faits plutôt que sur mes émotions.

Comme le hasard fait bien les choses, à peu près au même moment, mon plus vieux chum qui connaît mon intérêt pour les échanges philosophiques m’invitait à souper chez lui en compagnie d’un philosophe qu’on entend régulièrement sur les ondes de Radio-Canada: Jocelyn Maclure. Comme quelqu’un qui tomberait face à face avec le Grand Mandrake, je n’ai pu m’empêcher de lui poser quelques questions afin d’étoffer ma réponse:

— Jocelyn, je base souvent mes réflexions sur des faits, des statistiques et des études. Je suis un grand défenseur de notre langue et de notre culture, mais j’ai de la misère à les défendre autrement qu’en utilisant des arguments émotionnels.

— Ce ne sont pas des arguments émotionnels, m’a-t-il répondu. Défendre le français, c’est défendre des valeurs communes, établies par la majorité. Défendre sa culture et sa langue, c’est un choix démocratique. Quand la majorité déterminera qu’il s’agit d’une cause qui n’en vaut plus la peine, le Québec passera à autre chose.

En partant, Jocelyn m’a remis son dernier livre, Retrouver la raison, que je me suis empressé de lire en arrivant à la maison. C’est là que j’y ai trouvé cette citation de John Stuart Mill, que j’ai mise en exergue et sur laquelle je médite depuis. Ai-je moi-même, comme les princes absolus, trop confiance en mon opinion?

Cette question allait me rattraper… Samedi dernier, Le Devoir publiait un sondage qui indiquait clairement qu’une majorité de Québécois sont pour un relâchement des règles encadrant l’accès aux écoles anglophones…

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J’ai publié le mois dernier un message sur Facebook à propos de La Meute qui m’a valu des réactions disparates. Il faut dire que mon message était très dur et ne faisait pas dans la dentelle. Je disais que ceux qui affichent le logo de ce regroupement sur leur page ne sont pas différents de ceux qui soutiennent le KKK.

Aucun des messages que j’ai publiés sur les médias sociaux n’a reçu autant de J’aime et de J’adore, tout en suscitant, en parallèle, autant de commentaires virulents. Des messages haineux, d’une rare méchanceté. Je me suis braqué, je ne pouvais pas croire ce que je lisais. J’ai pris quelques heures à lire les commentaires, à me pomper, puis à bloquer chacun des belligérants, un peu comme quand vous dépensez quelques dollars à La Ronde en tentant d’assommer avec un marteau chacune des marmottes qui sortent par hasard des trous du stand. Au bout de 48 heures, après avoir bloqué près de 200 personnes, il n’en sortait plus beaucoup.

Plusieurs commentaires me reprochaient de bloquer des gens qui émettaient des opinions contraires aux miennes. T’as beau refuser en bloc l’adversité, certains propos continuent de te miner l’humeur. Un passage du livre de Jocelyn Maclure m’est revenu à l’esprit, comme pour m’inviter à retrouver la raison, justement…

«Par la discussion et l’expérience – mais non par la seule expérience – [l’homme] est capable de corriger ses erreurs: la discussion est nécessaire pour montrer comment interpréter l’expérience.»

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L’hiver dernier, j’ai croisé le chemin d’un jeune homme du nom de Benoît. À peine âgé de 14 ans, ce garçon possède un sens politique et un esprit de synthèse comme j’en rencontre rarement chez mes contemporains.

C’est en partageant une bouchée avec lui samedi dernier qu’il a échangé quelques-unes de ses observations avec moi. Des observations qui allaient sérieusement bousculer ma vision du monde.

— L’élite est déconnectée, me disait-il. Ce que la population dit, ce n’est pas qu’elle ne veut pas d’immigrants, c’est qu’elle a peur et qu’elle veut que ça se fasse comme du monde. Ce n’est pas en les traitant de xénophobes et de racistes qu’on va mettre le couvercle sur la montée du populisme.

— Tu es certain, Benoît? Comment en es-tu venu à développer ton sens critique, ta lecture politique?

— J’en suis absolument certain. Je n’écoute aucun média populaire, pas de LCN, pas de Radio-Canada, je n’ai jamais écouté ça, c’est juste de la propagande. Je préfère écouter la lutte japonaise et les médias alternatifs. Il faut que vous compreniez que c’est fini, les enfants de la loi 101. Les conversations dans les cours d’école se déroulent de plus en plus dans la langue maternelle des nouveaux arrivants. Nous ne sommes plus une communauté, nous sommes plusieurs communautés et ça fait peur pour la sauvegarde de notre identité. On ne veut rien savoir d’un post-nationalisme à la Trudeau dont les Ontariens se contentent.

Je vous avais prévenus, ce Benoît est articulé et drôlement lucide. Une fois de plus, je m’interroge devant les arguments de ce jeune que je trouve allumé et brillant: devais-je remettre en question ma propre opinion?

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Il faut reconnaître que la société québécoise fait face à plusieurs dilemmes importants qui vont nécessiter réflexions et débats et requérir éventuellement l’introduction d’un nouveau cadre législatif.

Il faudra bien être capable d’établir ce dialogue dans le plus grand respect, avec la volonté de protéger nos valeurs communes. Les dilemmes sont nombreux: être ouvert à l’immigration tout en protégeant notre langue et notre culture; accueillir les musulmans et les juifs hassidiques tout en établissant clairement que notre société n’accepte pas de discrimination basée sur le sexe; aider les anglophones à protéger leurs institutions tout en défendant le français comme langue commune et fondement de notre culture, mais en reconnaissant aussi que nos enfants bénéficieront d’un plus important accès au marché du travail s’ils sont parfaitement bilingues et que ce bilinguisme n’est pas une menace à la survie de notre langue.

Bref, il faudra réconcilier toutes ces positions qui nous semblent parfois irréconciliables. Tout un défi!

Alimenter mes réflexions et faire évoluer ma pensée à travers les critiques acerbes sur les médias sociaux, les réflexions des philosophes comme Jocelyn, l’indignation de mes amis anglophones, le sens politique d’un jeune comme Benoît et de tous ces autres humains autour de moi, c’est un exercice que je souhaite pratiquer davantage. Parce que l’un des plus grands dangers qui nous guettent est certainement de nous transformer en princes absolus qui n’écoutent plus personne.

Merci d’être nombreux à m’en empêcher.