On a fait grand cas de Cambridge Analytica, la firme qui a réussi à mettre la main sur le profil de près de 50 millions de personnes qui utilisent Facebook après que leurs applications bidons eurent été utilisées par environ 250 000 personnes et que ces dernières eurent accepté que leur liste d’amis soit partagée.
Tous les politiciens dignes de ce nom utilisent aujourd’hui des listes d’envoi, et les plus sophistiqués travaillent avec des firmes qui les aideront à harnacher le pouvoir des médias sociaux. La particularité dans ce cas-ci réside dans l’analyse que l’entreprise faisait soi-disant innocemment du profil psychologique de l’utilisateur de Facebook afin de le classifier selon une technique appelée OCEAN, proposée par un psychologue du nom de Lewis Goldberg, qui permet de qualifier chaque individu en fonction de cinq caractéristiques (Ouverture, Conscienciosité, Extraversion, Agréabilité et Névrosisme). Cette technique arrive ainsi à prédire les allégeances et les biais d’un individu et à étendre ses conclusions aux amis de la personne testée en suivant le principe de qui se ressemble s’assemble. Puis, elle développe des messages qui tireront efficacement toutes les ficelles de ces personnes pour les inciter à voter pour Trump.
Bienvenue dans l’univers du Big Data.
Pour ceux qui vivent encore dans celui des Calinours, sachez qu’à peu près tout ce que vous faites est aujourd’hui transformé en data et compilé quelque part: chaque point transmis par votre téléphone, chaque déplacement de votre voiture, chaque texte lu, chaque transaction financière, votre profil démographique, les valves de vos tuyaux, la température de votre résidence, votre température buccale, votre poids, les aliments que vous avez achetés. Ajoutez à cela les données liées aux entreprises et aux gouvernements: les feux de circulation, les caméras, les capteurs industriels, le data provenant des voitures, et j’en passe des centaines de milliers.
Quand internet a été créé, le protocole a été conçu afin de supporter un peu plus de 4 milliards d’adresses internet publiques uniques, prévoyant que ce serait suffisant pour la dizaine de milliards d’humains que nous serions. L’arrivée des objets connectés (appelés communément IoT ou Internet of Things) a rendu cette provision d’adresses complètement caduque. La nouvelle norme permettra presque autant d’adresses uniques qu’il y a de molécules sur terre. On a été prévoyant cette fois-ci…
On assiste présentement à la course au data. Toute cette information peut être très utile individuellement, mais c’est collectivement qu’elle prend tout son sens. Bien entendu, le data privé peut être intéressant pour les agences de sécurité ou pour les avocats spécialisés en divorce, mais ce sont surtout les milliards et les milliards de points de data anonymisés qui permettront de mieux prédire l’avenir, parce que c’est bien de ça qu’on parle. Prédire un avenir de quelques millièmes de seconde dans le cas d’accidents de la route, ou un avenir de dizaines d’années, dans le cas d’une maladie comme le diabète.
Le champ qui me fascine le plus est celui de l’utilisation de ce data par les gouvernements. Je suis aujourd’hui convaincu que nous pourrons prédire l’impact des politiques sociales et économiques avec une précision qui s’améliorera tellement que ces sciences qualifiées de «molles» deviendront de plus en plus des sciences exactes.
Les théories économiques comportementales qui ont grandement aidé à comprendre l’irrationalité du comportement des consommateurs seront confondues. Nous trouverons la rationalité derrière l’irrationalité. Nous pourrons comprendre un individu avec un tel degré de certitude que nous prédirons les gros achats qu’il fera malgré sa situation financière précaire. Sa consommation, c’est bien, mais nous prédirons aussi de quel côté penchera sa prime à l’urne lors d’élections. En fait, il serait possible de presque éliminer le fait de voter, car nous saurons de toute façon pour qui chaque individu votera…
Le cas de Facebook démontre en fait une partie du mal que peut engendrer cette révolution liée à l’interprétation du data de masse. Comme bien des choses, le data peut être utilisé à mauvais escient s’il est laissé entre les mains de gens malintentionnés. Mais il est important de comprendre que nous ne remettrons pas le dentifrice dans le tube et que le data peut aider dans la prise de bonnes décisions.
Une des plus grandes opportunités pour les gouvernements sera l’utilisation des données massives pour aider nos dirigeants à prendre les meilleures décisions. Nous arriverons à bien mieux comprendre les impacts globaux de nos différentes politiques.
Nous aurons la capacité de prédire de façon de plus en plus exacte l’impact qu’auront des décisions comme la hausse du budget en éducation, la hausse du salaire minimum, l’implantation d’un parc dans un quartier, l’élargissement d’une autoroute ou l’ajout de transport collectif. Nous allouerons ainsi nos dépenses à la santé, aux infrastructures et à l’éducation. Nous pourrons fournir aux citoyens des capteurs de santé qui prédiront les maladies des années avant qu’elles ne se déclenchent, permettant ainsi d’économiser des milliards de dollars globalement. Et nous démontrerons probablement aussi l’importance de l’école primaire sur le parcours d’un citoyen et choisirons alors enfin d’y consacrer les ressources nécessaires. On cessera de se battre sur les moyens, on se battra sur les objectifs.
Tout ceci sera possible et acceptable socialement et éthiquement si et seulement si on met en place des lois et des règlements très clairs sur la gestion des données personnelles et sur les critères selon lesquels ces données seront mises en disponibilité, idéalement au bénéfice de l’individu qui acceptera de les partager afin qu’elles profitent à tous. Ce travail ne peut être effectué à la légère et ne peut attendre après une coalition mondiale qui devra s’entendre sur tous les menus détails avant de procéder. C’est un exercice que nos gouvernements doivent entamer immédiatement. L’Europe est bien en avance sur nous. Le Québec doit non seulement emboîter le pas, mais il peut faire aussi figure de leader en la matière. Le sujet est d’une telle complexité qu’il requerra la participation de nos éthiciens, juristes, analystes, sondeurs, mathématiciens, anthropologues et autres sociologues les plus doués.
Les solutions et les règles pour bien circonscrire ce véritable or noir virtuel sont à imaginer. C’est fascinant, excitant, mais aussi épeurant. Il faut rapidement boucher la fuite qui envoie tout ce data à l’étranger. Puis déterminer où nous le conserverons, à qui nous y donnerons accès, et de quelle manière. Par contre, une chose m’apparaît évidente après l’élection américaine: une agence gouvernementale n’est pas l’endroit où stocker tout ça…
D’abord j’aime bien le titre… «Liberté artificielle» décrit bien notre situation à l’heure des réseaux sociaux, des données massives et des techniques de guerre psychologique basée sur la théorie des cinq grands facteurs de la personnalité.
Sur ce dernier sujet, je préfère «conscience professionnelle» ou plus simplement «conscience» à «conscienciosité» , et «amabilité» à «agréabilité». Lorsqu’un mot existe déjà, il me semble inutile d’en inventer un. ;)
Au delà des mots, sur le fond, l’heure est grave… Ce sont plus de 80 millions de comptes Facebook qui ont été détournés et utilisés dans des opération de propagande ciblée à grande échelle avec des résultats assez catastrophiques pour nos démocraties. Deux très mauvaises surprises en ont résulté. La sortie du Royaume-Uni de la Communauté Européenne (BREXIT) et l’élection de Donald Trump comme président des États-Unis. On ne rit pas, ou plutôt on rit jaune…
On peut bien réagir et réglementer l’usage des données personnelles pour l’avenir. Encore qu’on ne semble pas bien pressé, si ce n’est pour faire un mea culpa bien tardif et factice.
Cela dit, le mal est fait. Les apprentis-sorciers, Facebook et compagnie, ont été négligents et la boîte de Pandore est grande ouverte. Par principe de précaution, il eut fallu être extrêmement prudent et même un peu paranoïaque avec les données personnelles de millions, voire de milliards d’individus. Les données détournées ne vont pas disparaître. Les données volées ont servi et elles serviront encore car des copies existent assurément et sont entre les mains des pires ennemis de la démocratie.
Il en résulte que nos démocraties sont peut-être maintenant sous respirateur artificiel.
Oui, M. Taillefer , les démocraties sont en danger.
Nous avons des gouvernements au Québec, au Canada, non proactifs.
Ils y a peu de philosophes où des personnalités qui aiment réfléchir et que nous pouvons lire.
Il y a une grave discrimination avec Internet, de dont on parle en France .
Ici,nous sommes devant des décisions émotives,lobbyistes et électoralistes .
Ex: Il y a eu un beau projet éducatif dans Rosemont; il fut laisser pour contre car le promoteur immobiler pensait surtout à ses$$$ qu’à l’éducation .
Lorsque l’on croit à un idéal, comme l’éducation nos jeunes, nous faisons des compromis.
J’ai lu aussi Homo Deus, Yuval Noah Harari, qui amena une réflexion en Europe et à moi-même.
A.Perreault
J’aimerais bien partager votre enthousiasme, mais il me semble qu’en ce qui concerne les orientations de gouvernance, on n’ait pas besoin de passer autant de données au peigne fin pour comprendre l’impact à-venir des politiques économiques ou de l’investissement en éducation. On les comprends en fait déjà suffisamment bien, d’autant plus qu’on n’ait encore rien inventé de neuf depuis un siècle. À force de recycler les mêmes vieilles politiques, on commence à avoir une idée assez précise de leurs résultats éventuels, mais on les ignore systématiquement. Ou plutôt, les politiciens et l’élite économique s’adonnent délibérément au démantèlement du système public (santé, education, sécurité sociale, etc.) et à la précarisation de la population. Et le public s’y fait berner à chaque fois. Toutes les données du monde n’y changeront strictement rien.
Aussi, il existe un autre danger potentiel à la gouvernance-par-data. Même si celle-ci allait bel et bien dans le sens du bien commun maximal. On le sait parce que ce problème est déjà inhérent à la gouvernementalité biopolitique actuelle: il s’agit de la dissolution du politique dans l’économisme. Par là on ne parle pas d’une stricte obsession pour l’économie et les finances publiques, mais bien d’une façon de gouverner qui pose la nécessité comme raison primordiale – soit, un univers de faits qui rendent caduque l’idée même de choix. Et par là la disparition du politique en tant que tel. On en entend déjà le refrain quasi quotidiennement dès qu’il s’agit de faire avaler au public une nième couleuvre: « c’est l’économie, on n’a pas le choix. » Bien entendu il ne s’agit que d’esbroufe de pacotille – on a toujours le choix. Mais elle berne le public à merveille depuis 1980.