Des clics et des claques

La Cyrus, la Syrie et l’autoflagellation

Pourquoi autant d’autoflagellation par rapport à notre nature virtuelle? Pourquoi nous convaincre de la cupidité de nos passions et de nos obsessions?

«Oui, on a tous ces outils de communication. Mais est-ce qu’on communique plus, hein? Toutes ces possibilités de se connecter, mais on n’a jamais été autant… déconnectés!» Ce lieu commun déjà ringard en 1993 semble refaire surface implicitement. Nos priorités sont mauvaises: nous devrions parler de la Syrie au lieu de Cyrus et on devrait lâcher nos téléphones portables après avoir vu une vidéo qui montre à quel point nous sommes aliénés de nous-mêmes. De ces onze millions de visionnements sur YouTube, combien se sont fait sur téléphone intelligent, je l’ignore.

La thèse de ce film moralisateur semble être que nos téléphones nous empêchent de vivre pleinement nos moments intimes: repas entre amis devenus soudainement silencieux, proposition de mariage filmée, l’impossibilité de la noirceur une fois la nuit tombée à cause de cette lumière bleue qui se projette constamment sur nos visages.

Pardonnez mon irritation absolue face à ce message: si t’es à table et que tu n’as rien à dire à tes amis, et qu’ils n’ont rien à te dire, le problème n’est pas le téléphone, c’est l’entourage. Et je suis désolé, mais le désir de trouver une information exacte via multiples sources est une attitude préférable au traditionnel argument d’autorité d’un ami soi-disant plus cultivé qui affirme avec certitude une fausseté qu’on pourra traîner avec nous des mois, voire des années. Une proposition de mariage bidon? Les caméras et appareils photos existaient bien avant le téléphone intelligent, et étaient présents lors d’accouchements, de demande de mariage et de cérémonies officielles. C’est, précisément, une de leurs raisons d’être: ils archivent nos moments importants. Ils gardent intacts des souvenirs que le temps efface avec une tranquille assurance.

Tes amis ont trouvé le bar et les directions pour s’y rendre grâce à leur téléphone. En cas d’urgence, t’as accès à la police en deux clics. Tu peux connaître l’horaire des prochains bus en temps réel. T’as accès à une quantité d’information anciennement disponible uniquement dans des bibliothèques aux horaires inflexibles, mais là, c’est immédiat, et la plupart du temps, c’est gratuit.

De quoi te languis-tu, au juste? Une époque où les humains étaient meilleurs? Elle n’existe pas: nous répétons la même sordide humanité depuis des millénaires, dans toute sa médiocrité et ses quelques moments d’extase: nous ne faisons que changer les outils qui manifestent cette même humanité. Tu veux redevenir l’homme-nu, libre des connexions, des likes, des partages? D’accord, fais-le. Mais ne me donne pas l’impression qu’il manque quelque chose de fondamental à ma vie. Je ne juge pas mes amis non-web. Mais on se permet facilement d’être jugé par ceux qui nous trouvent trop obsédés face à l’écran et les réseaux sociaux.

La Cyrus et la Syrie

Et finalement, le spectacle des VMAs, qui a donné lieu à la performance assez médiocre de Miley Cyrus, a inspiré dégout et moquerie partout sur la Toile: Miley twerk sur des œuvres d’art historiques, Miley twerk sur des sujets d’actualités en réalité plus importants…on dégage quelques constats redondants, notamment que l’Amérique est pourrie et qu’il faudrait traiter de sujets plus importants s’il vous plait, comme la Syrie.

Je ne crois pas qu’on a assez parlé de Miley Cyrus. On peut en avoir mal parlé. Mais au final, si sa performance nous marque tant, c’est qu’elle est significative. De par sa performance maladroite, de par la présence de Robin Thicke, de par la vulgarité du spectacle, de par la réaction du public, de par la culture du remix qui s’en est automatiquement accaparé (faisant rapidement oublier que Ben Affleck est le nouveau Batman), la performance de Miley Cyrus signifie quelque chose pour la société américaine, et peut-être même occidentale. Nous ne devons pas avoir honte du fait que cette performance relève une importance sociale et symbolique. Cette autoflagellation ne sert à rien.

Et à tous les détracteurs traditionnels qui voudront parler du Congo quand une bombe explose à Boston, et qui disent qu’il faut parler de la Syrie au lieu de Cyrus (mais qui n’en parlaient pas tant avant la performance), je dirai que nos cerveaux sont capables d’intégrer les deux informations: je suis capable de consommer de l’information concernant ce drame humain qui a lieu à Damas (et qui risque de s’intensifier dans les prochains jours avec une intervention américaine) tout en contemplant le sens profond du gros doigt blanc qui frotte l’entre-jambe d’une ancienne vedette de Disney. L’un n’exclut pas l’autre.