Je suis le web
Des clics et des claques

Je suis le web

Les médias traditionnels qui voient le web comme un seul canal de diffusion supplémentaire seront les premiers à disparaître. 

En 2011, je photographiais le travail de Rémy Couture, collaborateur ponctuel poursuivi en justice pour corruptions de moeurs à cause de la nature graphique et violente sur son site Inner Depravity, site web auquel j’ai contribué comme photographe et vidéaste. Après deux ans de dédales juridiques infernales, Rémy Couture sera jugé non coupable.

En 2012, malgré la mission principalement ludique du populaire Petit Petit Gamin, j’ai couvert une manif nue de Montréal en opposition aux politques du gouvernement libéral de l’époque. Même les agrégrateurs de contenu les plus légers participaient à propager de l’information initialement négligée par les médias traditonnels. Qui aurait connu l’agente 728 sans téléphones intelligents et blogueurs hyperactifs?

J’ai aussi marché un soir aux cotés de Geneviève Tardy, une citoyenne s’étant transformée en militante, tandis que la police encerclait et rabrouait une manifestation si pacifique que je la trouvais heureusement ennuyante. L’écho de cette repression policière (ponctuelle comme systémique) se fera sentir partout sur le web québéciois, y compris sur l’initiative liberaux.net de Geneviève. Geneviève sera attaquée légalement par le DGE pour l’agrégation de contenu retrouvé sur son site excessivement populaire, et les multiples points attaquant le gouvernement libéral de l’époque seront imprimés sur des cartons de manifestants sans aucun lien avec la désormais fameuse Geneviève l’Obstineuse (travaillant depuis au sein du PQ).

En 2013, je me retrouvais au milieu d’une crise médiatique inspirée par la présence controversée de Gab Roy sur une plateforme alternative du Voir à laquelle je contribuais (surtout dans l’ombre), le trouble.voir. J’ai vu les statuts négatifs se transformer en articles réprobateurs, en démissions publicisées, la désapprobation se culminant par le procès médiatique de la nouvelle recrue du trouble sur le plateau de Tout le monde en parle. Chaque jour emmenait son lot de crises et de surprises, et le petit garçon ayant terminé son baccalauréat en journalisme à l’UQAM en 2008 s’émerveillait face au déploiement médiatique à l’encontre d’un projet, qui, nous le croyions à tort, parlerait davantage par la qualité de son contenu que par les potentiels scandales entourant ses créateurs web plutôt marginaux.

Bref, depuis que je travaille, je suis le web et je l’ai vu se transformer d’une entité marginale et parallèle à un gros joueur non-négligeable de la petite et fragile scène médiatique québécoise. J’ai vu les médias traditionnels remettre en question l’absence de censure du web, sa nature spontanée, sa culture parfois haineuse et souvent acerbe. Pour moi, cet épisode de Tout le monde en parle n’était pas que le procès inévitable d’un des personnages les plus controversés du web.

C’était les médias traditionnels, via leur ambassadeur le plus lourd et le plus puissant (la télévision), qui disait au web: Nous, on a des codes de déontologie. Nous, on a des barrières à l’entrée étanches basées parfois sur la compétence et parfois sur la connivence. Nous, on a des comités de rédaction qui approuvent chacun de nos contenus, on a des dizaines, voire des centaines de jeunes sortis de l’université qui travaillent d’arrache-pied à transformer le web en canal de diffusion supplémentaire, oeuvrant sur Facebook et Twitter à transmettre nos contenus et espérer des réactions polies et ponctuelles d’internautes, comme un courrier du lecteur accéléré. Et vous, vous interviewez un profond débile sans notre approbation, sans les habitudes nécessaires du journaliste aguerri?

Vous vous filmez avec votre téléphone intelligent, suivi par des dizaines de milliers d’internautes qui réagissent immédiatement et avec une verve folle? Tandis que d’autres gravissent tranquillement les échelons de l’immeuble médiatique, vous vous permettez de grimper sur l’édifice, sans aucun syndrome d’imposteur? Comment osez-vous?

Nous sommes en période de transition. Le présent, ce n’est pas le média, c’est l’individu-média, et celui qui en sortira gagnant ne sera pas le diffuseur traditionnel de contenu, mais la plateforme publique permettant à l’utilisateur de s’exprimer et de créer. YouTube l’a compris en premier, suivi d’initiatives nous permettant d’être vidéastes (Vine), photographes (Instagram), bédéistes (Bitstrips ou Draw Something) ou éditorialistes (Facebook ou Twitter). Les médias vont tenter de survivre, se sentant comme les représentants légitimes de l’expression publique, basé sur une notoriété qu’ils ne cessent de perdre. Ceux qui négligeront l’importance de la pulsion créatrice des consommateurs (dorénavant consommateurs-créateurs) mourront les premiers. 

Les journaux papiers ne survivront peut-être pas 2015. Tandis que certains nostalgiques ayant bénéficé d’une vie professionnelle stable pendant quelques décennies se désolent de ce changement, je réalise que je fais partie d’une génération trop habituée à la mort. J’arrivais sur Branchez-Vous avant que celui-ci ne soit fermé par Rogers, l’ayant acquis pour sa régie publicitaire. Je suis arrivé à bombe.tv à la fin de l’époque glorieuse de la première web-télé québécoise d’envergure. Je vois des sites mourir tous les mois, des magazines pour lesquels j’ai collaboré fermer. J’arrive au lit de mort d’un paysage médiatique québécois, et je suis prêt à sortir de la chambre d’hôpital pour continuer à vivre tandis que d’autres restent pour pleurer à son chevet.

Mais je ne ferai pas l’hagiographie d’un cadavre rétroactivement parfait. Avant l’arrivée du web, les médias traditionnels étaient ravagés par des problèmes systémiques, aucunement à l’abri du sensationnalisme et du mensonge, de la désinformation et du dogme, de l’élitisme et de l’erreur. Je ne pleurerai pas un modèle imparfait seulement parce qu’il se meurt. Et je ne ferai pas non plus que des louanges au nouvel arrivant, voyant en lui toute la beauté d’un avenir prometteur. Mais je sais que c’est avec lui que nous devons désormais faire affaire. La game vient de changer.