Mes 10 malaises intellectuels dans l'affaire Dieudonné
Des clics et des claques

Mes 10 malaises intellectuels dans l’affaire Dieudonné

Dieudonné a enflammé le web avec son spectacle Le mur, désormais interdit en France. Voici mes malaises intellectuels entourant le phénomène.

La censure: Le fait de limiter nos droits en temps de crise ne fait que révéler que ces droits n’existent pas. Que ce soit le Patriot Act pendant la guerre au terrorisme, le droit de manifester sévèrement handicapé pendant le Printemps Érable ou bien le spectacle Le mur de Dieudonné interdit de représentation en France pendant une période de tension, la restriction «temporaire» de certains droits fondamentaux va à l’encontre de l’existence même de ces droits, qui ne sont pas si nécessaires en période d’accalmie.

La banalisation du discours: Historiquement, les politiques répressives ou les violences populaires ne sont jamais apparues soudainement, comme une organisation violente qui se coordonne du jour au lendemain. À l’origine de gestes haineux, il y a toujours le discours. Sans faire de comparaison, le génocide rwandais aurait probablement pris plus de temps à s’enclencher sans la transmission radio d’un discours haineux de plus en plus violent. C’est à partir d’une propagande qui tente de salir un groupe qu’on peut commencer à légitimer des violences sporadiques, puis systémiques. Le discours de Dieudonné présente à une population réellement en crise une cause très simple à tous les problèmes (le sionisme) et une absence inquiétante de solution, malgré la présence très limpide de boucs émissaires. Mais bon, ce genre de situation, en Europe, ça ne fait jamais de vagues!

Le doute continu quant à l’antisémitisme de Dieudonné: Il y a cinq ou dix ans, l’antisémitisme de Dieudonné pouvait être questionné de façon tout à fait légitime. Or, ses neuf verdicts de culpabilité pour incitation à la haine ainsi que ses citations lors d’entrevues révèlent un regard sur le monde qui relève de l’antisémitisme classique. Tous les plus grands escrocs du monde sont des juifs (inutile d’en faire la démonstration, évidemment), c’est le sionisme qui a tué le Christ (rétroactivement, j’imagine) et si Dieudonné est censuré, c’est à cause des sionistes ou de leurs marionnettes politiques et médiatiques. On parle d’un antisémitisme classique se rapprochant des Protocoles de Sion.

Le dos large de l’antisionisme: Si le sionisme est une philosophie politique appelant le retour à la «Terre sainte» chez les juifs et conséquemment à l’exclusion des populations palestiniennes en son sein (grossièrement), le «sionisme» auquel s’attaque Dieudonné n’a plus nécessairement de principes politiques évidents. Si tout est sionisme, on perd un repère politique qui nous permet de discuter clairement et réellement de ce qu’est le sionisme (pour le défendre ou le pourfendre par la suite). Bref, on créé un appauvrissement du langage politique en mettant dans le même terme une série de concepts qui n’y sont pas nécessairement attachés.

Antisémite, et alors? Il y a une grande différence entre l’antisémitisme de Mel Gibson, qui se limite à des sorties publiques douteuses, et celui de Dieudonné, qui a visiblement des ambitions politiques et une influence évidente auprès d’une large population. Être intolérant, c’est une chose assez courante : utiliser de son influence pour propager certaines idées potentiellement dangereuses, c’en est une autre. Bref, que l’individu lambda dans son salon voit des complots sionistes partout, ça ne change rien, qu’ils voient l’écho de leur discours chez un personnage influent, ça commence à inquiéter.

Le sens réel de la quenelle: Nul doute que le sens original de la quenelle est celui créé par Dieudonné: accompagné d’une chanson valorisant la sodomie d’un homme d’État (comme les Français savent si bien le faire), le bras d’honneur, supposé mesurer la profondeur d’une pénétration irrespectueuse, a pris un nouveau sens à travers les années, via l’utilisation récurrente de ce geste devant des symboles rappelant la souffrance juive durant l’Holocauste, comme un salut nazi inversé. Maintenir que ce geste ne relève que de l’inspiration originale de Dieudonné, c’est nier la notion d’une certaine convention dans toute forme de langage. À priori, 420 est juste un chiffre, mais c’est un code (désormais largement démystifié) pour signifier un attrait au cannabis, comme 88, un autre chiffre bien innocent initialement, signifie désormais une adhésion à des valeurs hitlériennes. Si la quenelle de Dieudonné n’était pas originalement antisémite, la nouvelle quenelle l’est, via son utilisation populaire, malgré qu’on tente de la présenter comme étant simplement anti-establishment*.

La provocation évidente: Il y a une absence de sincérité dans la provocation qui est tellement évidente qu’il est parfois sidérant qu’un contenu, créé expressément pour choquer certains, choquera réellement précisément ceux qui étaient visés. Ne vous attendez-vous pas déjà aux chroniques prévisibles dénonçant l’hypersexualisation de Nymphomaniac de Lars Von Trier? N’entendez-vous pas déjà les réactions irritées de certains nationalistes après certaines blagues de Sugar Sammy? Bien que ce soit de mauvais goût, chanter Shoananas avec le négationniste Robert Faurisson portant la kippa est tellement visiblement une tentative de provocation que c’en devient risible. Le réel danger n’est pas dans certains sketchs du pamphlétaire, maître incontesté dans l’art du double sens, mais dans ses entrevues sérieuses et ses propos sincères.

Ses adversaires: S’opposer ouvertement à Dieudonné (sans en appeler à la censure, évidemment) créé le sentiment étrange de faire partie de ceux qui ont historiquement pris parti contre KISS, les Beatles ou Tupac, à qui l’Histoire aura donné raison (sauf pour KISS). Dénoncer Dieudonné n’est pas synonyme d’une adhésion aux politiques du président François Hollande ou de l’ambitieux Manuel Valls (qui a été enregistré à son insu en train de se plaindre de l’absence de blancs à Evry). En plus de créer un martyr via stratégies politiques inefficaces en période particulièrement tendue en France, Valls représente un système qui inspire désaccord et dégoût chez nombre de personnes. Nul doute, non plus, que la lutte de pouvoir auquel se livre Dieudonné face à l’État tout puissant peut être bien inspirante, surtout si ce gouvernement représente pour certains la manifestation parfaite du colonialisme méprisant de l’Hexagone.

La vraie résistance: Difficile de voir en Dieudonné un héros du peuple lorsqu’il ne révèle que des affirmations théoriques par rapport à un système répressif (dont il est la principale victime) tandis que nous avons eu droit, dans les dernières années, à des figures désormais publiques qui ont pris des risques réels à dévoiler de l’information via des documents tangibles tels que Manning, Snowden et Assange. Bref, la répression sioniste en France, telle que perçue par Dieudonné et ses partisans, n’a fait qu’ériger un homme en pamphlétaire superstar. Et d’autres humoristes avant lui ont présenté des regards critiques sévères envers le «système», sans identifier de boucs émissaires classiques (pensons à George Carlin, Bill Hicks ou Louis CK même).

L’ironie: Dieudonné dénonce la victimisation constante d’un groupe tissé serré à l’international qui créé des tensions artificielles pour mieux bénéficier d’un système. Mais que fait-il? Il se plaint de la censure, mais profite d’un réseau solide autant sur le web que dans divers pays qui l’accueillent à bras ouverts sur leurs plateaux de télévision. Il dénonce un réseau monétaire hyper puissant, mais profite des dons de ses supporters pour payer son hypothèque et présenter des spectacles devant salle comble. Il dénonce un réseau d’influence élitiste, mais garde près de lui des personnages assez macabres tels que Robert Faurisson et Alain Soral (pour qui le mariage gai est une attaque à la civilisation et pour qui, aussi, la femme forte inspire l’homosexualité en Occident).

Dieudonné, sioniste?

* Je dédie ici un soupir préventif à tous ceux qui verront dans mon utilisation d’exemples de la culture de la marijuana et de valeurs racistes un quelconque lien entre les deux phénomènes.

Illustration: Mila