Les clowns sacrés
Des clics et des claques

Les clowns sacrés

Elvis Gratton l’avait bien dit: Y l’ont-tu l’affaire les Amaricains!

«L’affaire» dont je parle aujourd’hui, c’est l’érection de clowns sacrés qui remplacent les journalistes pertinents et les chroniqueurs nuancés dans un contexte de crise médiatique.

S’il était possible autrefois de savoir quel chroniqueur ou éditorialiste était le plus populaire au sein d’un journal ou d’une émission télé, aujourd’hui la popularité se mesure en temps réel, présentant le reflet fidèle de l’intérêt général envers un contenu, à la minute près. Ce qui se mesure peut être amélioré, dit-on. En ce sens, ce qui se mesure clairement, c’est l’impact monétaire de la présence d’idiots notables sur les plateformes web de différents grands médias.

Évidemment, certains indignés ont trouvé le moyen de ralentir le succès fulgurant de la chronique enrageante (ou d’autres sites web indésirables) en créant donotlink, un site web qui te permet de partager un lien sans contribuer à l’amélioration du référencement sur les engins de recherche. Résultat inévitable du "clickbaiting" éhonté. 

Les États-Unis nous ont devancé depuis longtemps avec la présence d’Ann Coulter, Rush Limbaugh et Bill O’Reilly à la télévision et à la radio: bien que le journalisme soit coûteux, peu rentable et parfois aux antipodes des intérêts économiques des conglomérats puissants, la chronique d’opinion d’un clown idiot ne prend quasiment aucune préparation, se consomme rapidement et inspire immédiatement soit l’approbation explicite, soit le dédain virulent d’internautes devenus désormais des diffuseurs miniatures aux impacts potentiels énormes. Et si le journalisme d’enquête nous pointe du doigt les malfaiteurs institutionnels de ce monde, la chronique indignée frappe avec virulence sur des épouvantails impuissants sans jamais trop brusquer le pouvoir en place.

Près d’une décennie plus tard, cela semble être le modèle qui prévaut au Québec  et peut-être dans le reste du Canada aussi. Comment expliquer sinon la présence de Margaret Wente, Barbara Kay, Sophie Durocher, Richard Martineau et Éric Duhaime dans l’arène médiatique? Ce ne sont pas des chroniqueurs. Ce sont les clowns conscients de nos médias fragiles qui rédigent des caricatures de chroniques, des reflets déformés d’opinions potentiellement valables, trempés dans des couches épaisses de «gros bons sens» et de réflexions arrêtées depuis des décennies.

Je ne critique pas ici une certaine forme de conservatisme, de nationalisme ou de traditionalisme. L’expression cohérente de principes aux antipodes des miens ne me cause aucun problème. Plutôt, c’est le recours récurrent aux argumentations fallacieuses, aux raccourcis intellectuels et à l’indignation populiste au premier degré qui s’avère problématique, principalement parce que l’idiotie est rentable, et dans un contexte médiatique visiblement fragile, c’est ce créneau qui est exploité, valorisé et inévitablement imité par chroniqueurs amateurs et personnalités en devenir. À quoi sert l’illustration de faits, ou bien le dialogue nuancé, lorsque le monologue enragé règne?

J’imagine que c’est l’idée d’une certaine loyauté envers des employés de longue date qui les garde en place, et que les rédacteurs en chef au-dessus d’eux les publient en sachant très bien que ce seront les huit lignes aberrantes d’un chroniqueur désinformé qui justifieront quasiment à elles toutes seules la présence d’une campagne publicitaire sur le site. Si on garde encore l’article informatif qui récolte un maigre vingt likes et deux retweets, c’est parce que le clown sacré est capable de porter l’informateur nuancé sur son épaule. Dans cette réalité économique du feedback en temps réel, une webstar narcissique quelconque (insérez ici le nom d’une personnalité web que vous n’aimez pas) représente un choix plus judicieux que Chantal Hébert.

Aussi, je ne remets pas en question la possible intelligence ou la capacité de nuance de ces chroniqueurs nommés. Le succès est un monstre étrange: en tant que chroniqueur, on offre un certain contenu, et si l’on voit qu’une certaine demande commence à se manifester lorsqu’on parle d’un sujet plus que d’un autre, ou lorsqu’on s’exprime d’une certaine façon plus que d’une autre (ALLÔ!!!?!!), on sera inévitablement tenté de créer le genre de contenu qui marche, de réfléchir en fonction du partage potentiel de nos idées. Nous nourrissons le rôle qui inspire le plus d’applaudissements, et éventuellement nous sommes incapables de retirer le costume. Il se trouve seulement que la représentation est désolante, et que notre web s’est transformée en salle de spectacles remplie de clowns qui crient.