Le monde méconnaissable de nos enfants
Une de mes rares certitudes, c’est que la génération prochaine, c’est à dire les enfants nés aujourd’hui, vivront dans un monde qu’on ne connaît pas encore et qu’on ne pourra pas totalement comprendre.
Bien qu’il y ait des différences de valeurs et de façons de faire entre mes parents et moi (ou entre vos parents et vous), il reste que la révolution virtuelle est arrivée de notre vivant; il y a eu un avant et un après. Ma génération a surtout assisté à l’amélioration technique de procédés de consommation: du vinyl au cd au mp3, du Beta Max au VHS au DVD à Netflix. Nous sommes tous rentrés, collectivement et inconsciemment, dans l’ère de la supervision totale, sans trop de soucis puisqu’il nous était désormais possible de partager tous les albums de Metallica à nos amis en trois minutes.
Nos enfants ne connaîtront jamais un monde sans Internet.
On le dit en blague souvent, mais on se rappelle tous des bruits des modems, des lenteurs des connexions initiales, des chats mIRC, des lignes téléphoniques qui étaient occupées tandis qu’on navigait sur Internet. Nous avons accueilli le web et le mobile en même temps que nos parents. S’il y a une différence dans l’utilisation et la rapidité d’adoption entre deux générations, c’est surtout parce qu’on a tendance à ralentir en vieillissant et à être moins intéressé par la nouveauté, qui est en fait un moyen d’émancipation pour la jeunesse. Reste que nous avons vécu le séisme en même temps, mais les enfants qui naissent, eux, vivront dans le paysage déjà changé par ce tremblement de terre.
D’un coté il y a l’efficacité quasi-omnipotente de la publicité. À peu près tous les développements technologiques de nos géants, comme Google et Facebook, ont comme fonction première de permettre une publicité plus ciblée, une garantie absolue du clic suivi de l’achat grâce à une reconnaissance intime et rigoureuse de l’utilisateur. Avant, les annonceurs ratissaient large. Une publicité devait parler à un homme et à un million d’hommes simultanément. La publicité était une expérience collective qu’on pouvait se partager, critiquer ou même détester parce que, si nos goûts étaient marginaux, si nos besoins étaient différents, on se sentait marginalisés par des campagnes qui ne nous considéraient pas dans leurs brainstorms et leurs créations finales.
Cette époque prendra probablement fin: on a déjà vu des pubs que seulement des enfants pouvaient voir qui traitaient d’abus parentaux. En Angleterre, les publicités sur les poubelles changent, s’adaptant aux données sur votre téléphone intelligent. Facebook a comme projet de comprendre le contexte dans lequel vous écrivez un statut ou un commentaire pour mieux cibler la publicité. Certaines publicités sont tournées avec des écrans verts comme affiches dans le décor, pour permettre au produit annoncé de changer dépendant du contexte d’écoute de l’auditeur. On se rappellera également du scandale des produits de bébés annoncés à des femmes ayant récemment acheté des tests de grossesse.
Si nous vivions dans l’époque générique d’un “Oui papa!” sympathique, nos enfants, eux, vivront dans une époque de “Pssst, Jean-Thomas Filiatreaut, ça fait six mois que t’as acheté des souliers Nike, ils doivent être pas mal usés hein? Y a un spécial au Foot Locker du coin, et tu pourras probablement t’acheter un Coke Diet juste à coté, vu qu’il fait pas mal chaud. En tous cas, à plus, et n’oublie pas, c’est l’anniversaire de Linda dans trois jours!”
Considérant que la publicité semble être un mal nécessaire, une propagande ponctuelle pour vendre un produit ou un événement, il est peut-être préférable qu’elle soit ciblée, et même originale. En regardant des sketchs de Key and Peele à la dizaine sur YouTube, j’ai été surpris de voir que l’un de ces sketchs, ayant comme invité Liam Neeson, était tout simplement une promotion originale et comique pour son prochain film (celui où il prend un fusil dans les airs tandis que l’avion est en train se détruire en plein vol).
En regardant, Screen Junkies, une chaîne YouTube qui nous présente les publicités qu’ont du faire certaines célébrités avant d’être méga populaires (Bryan Cranston en mouffette et Aaron Paul comme symbole générique de la jeunesse des années 1990), l’une de ces capsules webs n’est rien d’autre qu’une promotion pour le deuxième Thor.
Il existe de nombreux autres exemples. Buzzfeed est à l’avant-plan de la création publicitaire en phase avec un public web et on peut se demander si, considérant que la publicité semble être une réalité inaliénable de notre existence moderne, ce n’est pas mieux d’avoir de la publicité qui nous interpelle, nous fait rire et nous divertit réellement… puisqu’elle nous connaît si bien.
D’un autre coté, comment peut-on comprendre le monde de ces futurs adultes qui vivront, pour les plus chanceux d’entre eux, dans une société de droits, avec d’énormes acquis sociaux pour les droits des minorités, des femmes, des homosexuels (sans que ces progrès soient entièrement satisfaisants, ils sont nettement préférables à l’ensemble du globe), mais qui, simultanément, n’auront aucune vie privée? Absolument tout ce qu’on écrit, publie et consomme laisse une trace, est enregistré, et, on le sait, centralisé vers des bases de données étatiques comme la NSA.
Comment se sentir en sécurité tandis que tout ce que l’on dit est enregistré? Je persiste à croire que si le public général accepte la présence de la NSA, c’est qu’il est profondément raciste: cela permettra de garder un oeil sur des arabes surtout, puisque la NSA dit que c’est une question de sécurité. Si mon nom n’est pas Abdel, et que je ne milite pas ouvertement pour la Syrie ou la Palestine, alors pourquoi devrai-je m’inquiéter du fait que mon gouvernement possède des données exactes sur toutes mes activités commerciales, mes communications privées, mes déplacements ponctuels et mes consommations? On ne semble pas se poser cette question: et si le gouvernement en pouvoir de demain décidait que son ennemi ce n’était pas l’Islam, mais la marijuana, ou l’homosexualité, ou les manifistations en général?
Il faudra peut-être dire à nos enfants que leur liberté est dangereuse: qu’ils ont effectivement le droit d’afficher leurs goûts, de manifester leur mécontentement, d’exprimer leurs besoins et d’écrire à des étrangers sur des plateformes virtuelles, qu’ils auront le droit d’aimer qui ils veulent, de voyager où bon leur semble, de regarder les vidéos les plus progressistes ou virulentes… et que c’est exactement et précisément ce que les annonceurs et les gouvernements souhaitent qu’ils fassent.
Apprendront-ils à ne pas laisser trop de traces? À les effacer? Nous l’enseigneront-ils?
Merci pour cette réflexion M. Elfassi. Si seulement la prochaine génération pouvait avoir un sens critique plus aiguisé que les précédentes… mais la surabondance d’information est loin d’être garante de l’avenir. Je rêve d’un cours d’éthique et de culture médiatique dès le primaire comme garde-fou, pour éviter que la publicité omniprésente n’émousse complètement le sens critique de toute une génération.
Nos enfants vont faire des cossins cheap à un salaire de crêve faim pour les futurs puissances de ce monde.
Karma is a bitch.
Chaque génération se tape son lot de petites (et parfois de grandes) misères. Et chacune a également la chance de récolter sa propre ribambelle de plaisirs nouveaux, souvent éphémères certes, mais grandement appréciés lorsqu’ils se présentent.
La jeune génération actuelle n’a connu que l’instantanéité. Tout au bout des doigts en appuyant simplement sur une touche. Des chaînes de télé à ne plus arriver à les compter. Des amis virtuels par milliers qu’on ne connaît pas ni ne connaîtra jamais. Un quotidien de papillonnage d’un clic à l’autre sans trop se soucier d’éventuelles conséquences à butiner de la sorte, laissant ici et là ses empreintes.
Cette génération en viendra-t-elle un jour à regretter son manque de vigilance dans le monde orwellien qu’est devenu le nôtre?
Se mordra-t-on un jour les doigts de n’avoir pas su faire preuve de davantage de retenue sur les médias sociaux qui en viennent rapidement à vous enserrer une laisse autour du cou, en plus d’une chaîne cadenassée autour de la cheville vous obligeant à traîner partout et pour toujours un boulet rempli de trucs plus ou moins compromettants à propos des années passées?
De la même manière que j’estime qu’à chaque journée suffit sa peine, je dirai donc qu’à chaque génération suffit sa peine.
Même si je décidais de partir en «mission» pour essayer de sensibiliser la nouvelle génération aux aléas fâcheux auxquels elle s’expose, je ne ferais surtout que me rendre antipathique aux yeux de plusieurs. Et je perdrais mon temps. Le peu de temps qui me reste. Sans résultat utile.
De tout temps, et c’est le gros point en commun qu’ont toutes les générations, les gens n’ont toujours fait qu’à leur tête.