Combien sommes-nous à délaisser le journalisme traditionnel pour des formes différentes d’information?
À la source de la dévalorisation du travail journalistique, il y a surtout les entreprises de presse, intéressées d’abord et avant tout à vendre de la publicité et ensuite à payer le minimum possible ses employés pour produire du contenu qui, pour bien des cadres, n’a guère plus de valeur qu’un lorem ipsum bien senti. C’est un contexte peu propice à du journalisme digne de ce nom, et par contexte peu propice, je veux dire: c’est contraire à la création de contenu pertinent qui exige du temps, des ressources et de la confiance en son journaliste. À la place on lui demandera des contenus semi-identiques produits en masse sur une base régulière. Le problème, c’est que beaucoup de journalistes s’y conforment, tout simplement, puisqu’ils n’ont aucune marge de manœuvre: un non pourrait mener à un renvoi, et il existe des centaines, voire des milliers, de journalistes amateurs capables de créer le même remplissage de mots, en enlevant la qualité qui vient avec l’expérience et le salaire qui vient avec cette même expérience.
Sans mentionner le caractère nouvellement précaire de ces médias. La réalité médiatique transformée par le web est celle d’une homogénéisation des contenus (rappellez-vous la semaine dernière de l’annonce de la mort de Jim Flaherty ou de Stephen Colbert remplaçant David Letterman) avec une baisse assez générale des revenus. Bref, le pire des deux mondes.
Certes, on peut imaginer que ce sont surtout les lois du marché qui ont formaté les contenus journalistiques des dernières années. C’est en partie vrai. Le conformation de la “nouvelle journalistique” nous a donné des produits entièrement et totalement prévisibles: la nouvelle sportive, le court segment culturel, la catastrophe naturelle avec quelques résidents pris au dépourvu, le procès-spectacle avec l’intervention d’un avocat ambitieux et la promenade honteuse d’un suspect, ainsi que la capsule plutôt brève sur la colline parlementaire qui présente a) une mesure controversée d’une figure autoritaire, b) la réplique tiède de l’aspirant au pouvoir habitué à s’asseoir sur le trône à chaque décennie et c) la réplique cinglante du chef d’un parti marginal absolument certain de ne jamais toucher au pouvoir d’ici les 40 prochaines années.
Prenons un type de reportage récurrent dans le passé récent de l’histoire du Québec. Imaginez-vous un reportage sur une manifestation étudiante et vous réaliserez que vous pouvez vous imaginer n’importe quel reportage sur les manifestations étudiantes: plan d’ensemble sur la taille du mouvement, inévitables affrontements, comiques ou sordides, entre manifestants et policiers, compte-rendu d’un représentant dont le rôle est de modérer et simplifier un discours diversifié et complexe, probable vitre brisée (mais improbable plan de manifestants s’entraidant pendant une attaque policière), très probable point de vue idiot d’un manifestant mal avisé, et réponse formelle du propagandiste officiel des forces de l’ordre, dont le témoignage a déjà été préparé avant l’enregistrement et probablement même avant la manifestation. Le formatage de la réalité par les médias est tel que tous les acteurs s’y soumettent plus ou moins volontairement: on tentera d’expliquer la situation de notre coté en moins de 30 secondes, avec un maximum de mots-clés, conscients du potentiel temps d’antenne. N’importe quel propos plus complexe sera relégué aux oubliettes de ces journalistes désireux de remettre le reportage pour l’heure de tombée et pas trop dérangés de se placer à l’endroit précis déterminé par les policiers, question de ne pas manger une raclée de ceux-ci.
CUTV fut un exemple probant de preuve qu’il est possible de couvrir une manifestation autrement, notamment, simplement en étant présent parmi les manifestants. C’est un exemple. Il existe probablement des milliers d’autres façons de couvrir une manifestation (ou un événement) mais cette recherche formelle est absolument découragée parce qu’elle demanderait un temps précieux qu’on ne veut pas se permettre. Et si un reportage plus étoffé allait à demain? La montée des médias indépendants (et particulièrement partisans, donc relativement propagandistes et à prendre avec un grain de sel) a permis de voir des images longtemps omises des reportages télévisuels traditionnels, non pas par censure ou idéologie néolibérale, mais par habitude professionnelle d’un carcan formel habitué à raconter un certain type d’histoire: satisfaisant pour certains, trop incomplet pour d’autres.
Par le fait même, l’absence d’imagination, résultat d’un besoin constant de contenu journalistique, finit par modeler la réalité; au nom des relations publiques, on façonnera des rassemblements énormes non plus dans l’organisation collective d’une réponse à un gouvernement, mais dans la volonté de s’insérer facilement dans la mise en scène récurrente des reportages télévisuels. On créé une réalité en fonction des paramètres pré-établis de reportages formatés.
Pourquoi payer un journaliste quand la plupart de ses tâches sont automatisées?
Et comment un individu avec une certaine capacité critique fait-il pour continuer à produire ce genre de matériel? Certains quittent le navire avant que celui-ci ne soit complètement échoué; d’autres restent parce qu’il est tout simplement difficile de changer totalement de carrière. Certains jouent le rôle parfaitement: ils relaient de l’information comme d’autres assemblent des jouets sur une ligne d’assemblage. Cela ne demande pas d’effort, ne paie pas si bien, et n’est pas valorisé, mais bon, c’est un travail.
S’il existe des sites web de nouvelles parodiques, avec à leur tête le géant The Onion, c’est que le formatage technique de la nouvelle a transformé les journalistes en pures techniciens d’information (information au sens le plus large du terme) qui transmettent la plupart du temps les communiqués de presse de gens plus puissants et beaucoup plus préparés que les journalistes œuvrant dans le quotidien ou l’hebdomadaire.
Effectivement, l’idée, depuis l’apparition de CNN, que le journalisme est une bête insatiable, ne fait que nuire davantage au produit journalistique propre: peu de vérifications faites, quelques erratums (le temps que le message erroné soit déjà bien ancré dans la conscience collective) et une myriade de sujets fades ou absolument sans intérêt: des human interest, des portraits inspirants de jeunes entrepreneurs ambitieux et des faits divers tragiques ou comiques. Considérant qu’il faut constamment informer, ou raconter une histoire qui relève d’un semblant de réel, les journalistes s’abreuvent de leurs sources multiples, principalement des attachés de presse acharnés qui ont toujours quelque chose à vendre – et parfois c’est superbe ce qu’ils vendent, mais on divague.
L’assignation de tâches redondantes a donné des aspects de Ford Modèle T aux journalistes, habitués à être soit recherchistes, caméramans, animateurs, intervieweurs ou photographes. Cette spécialisation pouvait être autrefois bénéfique à la création d’une expertise réelle, or la conséquence principale a été la création d’une certaine paresse et d’un manque flagrant d’originalité de la part des élites journalistiques. Puisqu’il faut livrer du contenu chaque jour, il faut formater ce contenu et le produire de la manière la plus efficace. Ainsi, chaque reportage contient les mêmes plans, chaque article est présenté selon le même modèle: au nom d’une certaine rigueur, nous avons créé l’homogénéité.
Et l’homogénéité dans la forme a fini par rendre le monde autour de nous homogène, ce qu’il n’est pas.
Le contre-exemple de Vice
Parlant de ce semblant de réel, c’est à mon avis ce qui fait le succès de Vice.
À travers ses contenus formatés, le journalisme traditionnel présente une version truquée de la réalité: elle est faite de problèmes existentiels et de solutions politiques, de crimes et de justice, d’horreur et d’indignation justifiée. Selon le journalisme traditionnel, avec ses articles de un à deux feuillets et ses segments vidéo de deux minutes maximum, il existe une certaine cohérence redondante à la vie. La réalité vendue et présentée par les médias traditionnels est fausse. Vice présente le revers de cette médaille: la vie est faite d’injustices systémiques et irréversibles, de trahisons récurrentes, de luttes de pouvoir égoïstes auprès de nos dirigeants, de la domination constante et ininterrompue des classes les plus pauvres: l’existence, somme toute, est moche. La réalité aseptisée qu’on nous présente dans la trame narrative d’une histoire médiatique traditionnelle cache derrière elle un milliard de squelettes, des problèmes épineux, horribles et injustes et surtout, sans solution.
Il y a donc quelque chose d’honnête à présenter cette réalité qui rend les choses difficiles à juger. Tandis que la couverture traditionnelle d’une guerre présente surtout les images officielles de la puissance envahissante, Vice est capable de se rendre derrière les lignes ennemies et de voir les rebelles, qui ne sont, dans l’oeil des grands réseaux d’informations continus, que des mots dangereux qui finissent dans des statistiques rarement mentionnées de victimes ennemies dans un combat qu’on n’explique jamais tout à fait au point. On parlera peut-être d’humanisation, mais bon, on parle d’humains tout de même.
Un journaliste a interviewé Conrad Black, et si la capsule est intrigante, c’est surtout parce qu’elle est monumentalement différente de ce qu’on pourrait anticiper dans d’autres médias. On se serait imaginé un journaliste sérieux tentant d’extirper un mea culpa bien senti à un individu identifié comme méchant par la classe journalistique. Le ton d’une telle entrevue aurait été celui d’une confession: Vice y apporte le ton d’une discussion et c’est absolument rafraîchissant.
L’éclatement des médias traditionnels peut permettre une résurgence du coté médiatique et journalistique. Avec le temps, l’offre des médias traditionnels et des réseaux a vite lassé les consommateurs, habitués aux mêmes topos chaque jour et chaque semaine. Les grands réseaux ont littéralement créé un besoin: le besoin d’une information alternative de qualité, et ce sont des médias comme Vice qui sont capables d’éclater le modèle habituel et présenter une nouveauté hallucinante. Il est difficile de ne pas regarder certains reportages de Vice, et la raison est claire: ils travaillent fort.
Soyons clair: ce texte n’est pas la défense inconditionnelle de Vice autant qu’il se veut un certain procès d’une éthique de travail paresseuse dans nos médias traditionnels. L’entreprise florissante a fait de nombreux mauvais coups, avec à sa tête, à mon avis, la présence de Dennis Rodman à un match des Globetrotters en Corée du Nord, transformant l’ex-superstar marginale des Bulls de Chicago en propagandiste officiel pour une des dictatures les plus horribles de notre siècle. Que Vice y présente un coup de publicité efficace me laisse de glace tandis qu’on encense, ici et là, un régime totalitaire des plus despotiques.
On y attaquera aussi son modèle d’affaires. Rupert Murdoch ayant acheté 5% des parts, on y trouvera quelque chose d’inquiétant. Que des entreprises comme North Face puissent commander des séries de reportages au complet nous inquiétera. Or, c’est tout simplement une nouvelle façon de monétiser l’information, et si ce n’est pas l’idéal puritain d’une information neutre à l’abri d’intérêts financiers ponctuels, j’aimerais qu’on me dresse la liste des médias d’information qui ne subissent aucune influence extérieure qu’on pourrait juger nocive, mis à part les reportages de Frontline à PBS.
L’alternative du documentaire
En ce sens, le documentaire se présente comme une alternative naturelle à ce formatage technique du reportage. Il n’y a rien de nouveau chez Frontline, mais ses reportages légendaires ont ceci qu’ils sont fondamentalement différents l’un de l’autre et que la rigueur journalistique se présente comme le seul réel dénominateur commun.
En parlant de documentaires, l’initiative de Murphy Cooper, Crisse-esti, un docu avant d’aller dormir, jeune idio-bécile, peut se présenter comme un tremplin pour qui a soif de documentaires mais ne saurait pas comment aller au-delà de Bowling for Columbine et The Corporation, sans vouloir quitter le géant Facebook. L’ONF présente encore et toujours des documentaires qui se permettent de raconter la réalité canadienne et québécoise avec des projets de plus longue haleine. L’année passée, Radio-Canada a mis en ligne le documentaire Le Skatepark du journaliste Simon Coutu, qui a connu une certaine circulation bien méritée. Les réalisateurs de Taverne Tracy accordent un angle très web et moderne à une histoire relativement intemporelle, celle d’une taverne à Sorel. On documente en temps réel la documentation plus rigoureuse d’une histoire qui ne sera pas nécessairement racontée ailleurs.
Bref, sans faire la promotion ponctuelle de projets locaux, il semble évident que des artisans de l’information décident de se consacrer de plus en plus à des façons alternatives de raconter des histoires, et ces initiatives méritent notre attention. Ce petit aperçu, terriblement incomplet, sert à présenter un envers de médaille à ce portrait lugubre que j’ai tracé plus haut. Il existe en effet des alternatives au formatage de la réalité, excessivement dangereux à la formation d’une pensée critique nécessaire pour affronter le monde, et ces alternatives sont légion. Il suffit de savoir à quel endroit cliquer. Parce que la souris a ceci de génial qu’elle peut reproduire la télécommande mais la transformer complètement aussi.
Excellent article. Je ne peux m’empêcher cependant de réagir sur ce raccourci entre «partisanerie» d’une production médiatique qui débouche sur la notion de «propagande» qui n’est pas à prendre à la légère, le mot étant chargé de sens historique. Les médias indépendants ont-ils le droit de défendre un point de vue éditorial sans devoir se faire accuser de faire de la «propagande» ? Le documentaire à thèse ne peut-il qu’être produit que par l’industrie pour ne pas être étiquetté de la sorte ? J’y vois là une contamination de ce rapport au réel et des standards imposés par le journalisme traditionnel au cinéma documentaire. Magnus Isacsson faisait-il de la propagande dans ses productions ? Michael Moore ?
Construire un point de vue critique sur une réalité, à partir de recoupement de témoignages, réflexions de penseurs universitaires et d’images appuyant leur propos, est-ce vraiment faire de la propagande, ou construire une thèse a partir de faits réels, documentés ?
Et si le «problème» fondamental était en fait ailleurs?
Car pour qu’il y ait consommation de «quelque chose», c’est que ce «quelque chose» rejoint certaines attentes, répond à un réel besoin des personnes en faisant la consommation.
Bien sûr, le «quelque chose» en question pourra selon le cas varier. De complètement nul à brillamment étoffé. Rejoignant ainsi des publics souvent très différents, ayant des exigences aux antipodes les uns des autres.
De la sorte, de nouvelles générations n’ont plus la patience qu’avaient les précédentes. Tout doit être bref, quasi-instantané, sans quoi on s’en désintéresse aussitôt. De nouvelles générations télé-commandes, clics, micro-ondes, tweets et pédale au plancher. Ce qui a dans bien des cas engendré un sévère déficit d’attention. Pas le temps ou la capacité de se «taper» davantage, ce qui obligerait à s’arrêter un peu pour apprécier des considérations complexes demandant réflexion.
Mais tout est probablement à la veille de basculer dans une nouvelle révolution de nos habitudes arrivant à la limite du superficiel, du gros titre et du pré-mastiqué. Le nouveau conformisme de l’heure approche probablement du ras-le-bol et sera éventuellement balayé par un raz-de-marée libérateur.
Et le journalisme de valeur retrouvera un lectorat assoiffé après une période de sécheresse.
C’est ainsi que vont les choses depuis des millénaires…
À constater la quasi-absence de commentaires à ce billet pourtant d’un grand intérêt, peut-être faudrait-il – tout autant que de nouveaux journalismes – de nouveaux lecteurs…
À tout le moins, de nouveaux lecteurs porteurs de commentaires.
Car écrire dans le désert, c’est plutôt limité comme impact. Nouveaux journalismes ou pas.