L’Internet est-il notre communisme?
J’ai parfois l’impression que nous sommes en train de vivre le difficile lendemain de veille d’un enthousiasme web qui n’avait jamais vraiment eu lieu d’être, qui était le résultat d’une naïveté de jeunesse que chaque génération se permet.
Pour les baby-boomers, c’était le communisme, ou sa version plus légère dont on a encore un peu le droit de parler dans les médias et en politique, le socialisme. Il y avait autour de cette alternative économique au capitalisme le fleuron d’un espoir plus grand. Un espoir qui pourrait unir les peuples à l’International. Avec leurs codes et leurs caractéristiques spécifiquement locales, chaque pays avait son parti communiste, connecté, de près ou de loin, à Cuba ou au Kremlin.
Sans manifester quelconque nostalgie pour une époque politique que je n’ai pas connue ou pour les politiques systématiquement répressives qui ont suivi la montée de la doctrine communiste, je me demande si le communisme n’est pas, depuis le web, le dernier projet rassembleur collectif qui a stimulé un engouement populaire réel.
Réel, dans le sens qu’il ne provenait pas de l’initiative aseptisée de figures autoritaires et de leurs alliés stratégiques, mais bien d’une base militante certaine, de par la nouveauté d’un concept, de par la pureté de l’idée, de pouvoir améliorer le monde réellement. Il y a de ces idées, comme le libre-échange, qui nous sont communiquées avec un enthousiasme sur commande de la part de nos représentants politiques officiels, mais ceux-ci touchent rarement le coeur des gens.
Comme il était naïf de croire que des figures autoritaires allaient distribuer la richesse également à un peuple travaillant et aimable, et que ce système bienveillant se révèle réellement bénéfique, il était naïf de croire que les élites politiques allaient laisser les citoyens s’informer et communiquer sans limite. Il était naïf de croire que les compagnies de télécommunications laisseraient le web croître comme il pourrait croître naturellement.
Pourquoi c’était naïf? Parce que l’Histoire ne cesse de se reproduire. Parce que le Pouvoir se nourrit de pouvoir, et n’a jamais aucun intérêt à ce que celui-ci soit réellement démocratisé.
Maintenant, il est impossible de parler de communisme dans les médias sans qu’on ne lui adresse un ton qui nous rappellera une époque de cheveux longs, de joints et de musique psychédélique. On affiche envers le communisme une sorte de condescendance nostalgique qu’on attribuera peut-être aux premiers enthousiastes du web.
Peut-être que dans une dizaine d’années, on expliquera à nos enfants l’engouement qu’on avait pour cet outil qui est à leur disposition plutôt naturellement. Peut-être qu’on leur expliquera qu’on avait l’impression qu’on allait pouvoir changer le monde. Peut-être qu’on leur dira qu’il y a eu le Printemps Arabe, mais qu’en Iran on arrêtait des jeunes blogueurs parce qu’ils ont reproduit une chanson de Pharrell, que le web était sous attaque au Mexique, qu’en Russie on voulait empêcher la prolifération d’idées néfastes, qu’en Chine ils avaient leur propre Internet, qu’en Ukraine tous les citoyens qui se retrouvaient près d’une manifestation avaient été considérés comme coupables d’être présents lors d’une émeute.
Peut-être leur dira-t-on qu’on a eu la chance de communiquer avec tous nos amis et les membres de nos familles à travers le monde entier, que c’était absolument nouveau et qu’on trouvait des façons de plus en plus originales et sophistiquées de le faire, mais que toutes nos communications, privées comme publiques, étaient enregistrées, et ce, pendant des décennies, avant même qu’on ne connaisse l’étendue de notre espionnage collectif.
Peut-être qu’Assange et Snowden sont nos Castro et Che. Qu’aujourd’hui ils nous inspirent, et que demain, ils nous inspireront un rire jaune.
Peut-être leur dira-t-on qu’il existait des voix singulières, des méthodes de divertissement radicalement nouvelles, des offres culturelles qui variaient tellement des industries standardisées du cinéma et de la musique qu’on ne savait plus trop comment les appeler, mais que ces petits David se sont rapidement fait ravaler par les quelques Goliath qui préfèrent collaborer ponctuellement pour taire de potentiels compétiteurs.
Peut-être qu’il était naïf de croire qu’une belle chose pouvait être laissée entre de bonnes mains.
Vous nous racontez là presque la navrante histoire du Père Noël, Monsieur Elfassi…
Comment, tout jeune et ouvert et surtout très naïf, on croit dur comme fer à cet obèse bonasse qui descend par les cheminées déposer au pied du sapin illuminé des «joujoux par milliers» partout sur Terre. En une seule courte nuit.
Jusqu’à ce que le charme soit invariablement rompu.
Et que l’on se rende froidement compte que ce Père Noël – que l’on croyait si altruiste et magnanime – n’est en fait qu’un leurre. Le jovial gros bonhomme à la foisonnante barbe blanche tout de rouge vêtu ne sert, en réalité, qu’à mousser la surconsommation. Et l’endettement compulsif si les liquidités s’avèrent insuffisantes.
Rien n’est gratuit. Tout a un prix et se paye. «No Free Lunch» dit-on en anglais…
Mais si Internet est notre communisme, c’est bien à nous de le réaliser.
C’est en cessant de consommer de manière idiote, de diriger nos clics vers des flux toujours similaires, que nous arriverons à fonder un internet libre et dénué de contrôle. Nous avons encore une révolution à faire, une réappropriation de ce merveilleux outil par les utilisateurs…
Ce qu’Internet produit aujourd’hui, c’est une illusion du partage, qui doit encore faire ses preuves: l’économie collaborative, le Peer 2 Peer, l’open source, etc…
Comment passer cette transition vers une économie viable et stable ? Comment rendre les gens conscient d’une action immatérielle qu’elle a bel et bien des conséquences ? Nous avons encore beaucoup de problèmes à nous poser.