Un hiver intellectuel
Il faudra éviter les pièges tendus, aussi tentants et réconfortants soient-ils, dans les semaines à venir.
Dehors, les pneus des voitures crissent, comme le râle existentiel et confus d’un dinosaure face à l’ère de glace annonçant sa mort. Ici, et partout, on se dirige vers un hiver intellectuel et moral. En hiver, on fonce la tête baissée vers les destinations connues. À ces températures qui nous glacent le sang, on n’explore plus, quitte à emprunter les raccourcis des autres, rassurants parce que mille fois battus. Cela ne nous empêchera pas de glisser.
Une odeur fétide souhaite envahir mon coeur fragile, un mélange d’amertume et de larmes, suite au bruit assourdissant d’un musulman qui loge une balle dans la tête d’un autre musulman en pleine rue. Un refrain tragiquement trop familier.
J’imagine les familles musulmanes suivre l’attentat terroriste en temps réel. Trop rapidement, les Allah Akbar des assaillants cagoulés révélaient leurs croyances religieuses communes. En France, devant leurs ordinateurs, on espérait probablement que ces meurtriers ne soient pas maghrébins, qu’ils ne soient pas français, qu’ils ne soient pas comme nous. Hélas. On demandera par la suite à tous les musulmans de condamner cet acte de violence, parce qu’il n’en a pas assez, dans ce monde, de la condamnation. Il m’arrive qu’on me demande, à brûle-pourpoint, en pleine pinte ou café amical, de me positionner face au sionisme. Je n’imagine même pas les conversations à suivre de tous ces Arabes qui devront discuter avec des collègues, des camarades, des amis, et qui devront soudainement, au milieu d’un échange, les rassurer qu’ils sont contre le terrorisme.
Un échec collectif
De plus en plus, le Web me semble comme un échec total, tellement énorme qu’il m’est étonnant qu’on ne l’ait pas prédit plus tôt. Réunir la planète sur une même plateforme, n’est-ce pas comme donner des clés universelles à tous les détenus dans une prison? Vraiment, nous avons envie d’être connectés aux islamistes, aux prédateurs sexuels, aux violeurs, aux voleurs, aux rednecks, à tous ces malveillants? Tout ce monde à vos portes. Combien de milliards d’imbéciles peuvent vous envoyer chier sur Twitter? Vous menacer et faire suite à ces menaces?
Il faut que je me rappelle que le Web est un outil éternellement modelé par des mains humaines. Qu’il faudra apprendre à se protéger, à faire du discernement, à discuter, à échanger. À continuellement créer le web et le monde qu’on se souhaite, même si le combat est probablement perdu d’avance. Il faudra que je me rappelle mes héros, Snowden et Assange et Swartz, pour me réchauffer l’esprit envahi par le froid glacial des événements des derniers jours.
En dehors du Web, il faudra s’équipper, dans les semaines et les années à venir, face à ces menaces qui nous guettent. Il faudra lire et re-lire Traité d’athéologie, de Michel Onfray, A dictionnary of agressive common sense de John Ralston Saul. Il faudra lire et re-lire et chérir Petit cours d’autodéfense intellectuelle de Normand Baillargeon, illustré par Charb lui-même, une des victimes de ce triste et terrible attentat contre Charlie Hebdo à Paris. Il faudra apprendre à questionner systématiquement les chiffres et les statistiques qui nous sont présentées, à les mettre en contexte, à les éclairer différemment. Ce sera un devoir de citoyen, long, exigeant de l’effort, mais présentant des récompenses insoupçonnées.
Il faudra lire et relire attentivement The Shock Doctrine de la géante Naomi Klein, cet essai qui présente le rapport pernicieux entre les crises modernes et leurs appropriations immédiates par des élites malveillantes. Marine Le Pen qui veut faire un référendum sur la peine de mort? Comment ne pas comprendre cette pulsion de haine face à des criminels et des terroristes qui tuent des dessinateurs? Mais, comme on le verra dans les mois à venir, l’horreur est un noeud particulièrement difficile à défaire. Il faudra savoir en éviter les pièges.
Ça frappe
Si ce geste atroce est particulièrement percutant, c’est parce qu’il frappe à la racine de l’humanité. Quand la roue et le feu étaient encore des innovations pour des petites communautés humaines, des hommes dessinaient sur les murs de leurs grottes, racontant leurs histoires. C’est cette expression là qu’on a punie: la plus simple, l’expression humaine la plus naturelle que des zélots veulent taire parce que soudainement le crayon, le stylo et le doigt ont une connexion privilégiée avec l’imagination, le rêve, le sens critique et le récit humain. Et quand on souhaite un récit uniforme et unidirectionnel, l’imagination n’a pas sa place. La balle, droite et rigide, voudra toujours mettre fin aux courbes libres des caricaturistes.
Il faudra faire attention. Que ce torrent de balles ne fasse pas déborder le rouge en dehors des lignes. C’est courant quand on s’emporte. Il faudra donc s’appliquer.
Parfait, merci. Appliquons-nous, en effet.