Le web et le monde arabe
Le web s’est toujours présenté comme l’hôte d’une conversation sans fin qui réunirait le monde entier. Mais ce monde uni peut-il se parler?
Le Printemps arabe a souvent été utilisé comme exemple d’une appropriation positive des réseaux sociaux par différentes jeunesses du Maghreb marquées par une soif de changement et de justice. Si les conséquences politiques de ce Printemps chargé d’espoir ont fini par décevoir nombre d’observateurs et de citoyens, l’utilisation des réseaux sociaux et du web en général dans le monde arabe a évolué, l’horreur absolue côtoyant la modernité technologique de façon plutôt frappante.
Cachez ce selfie que je ne saurai voir
En fin de semaine, un selfie a risqué de mettre le feu aux poudres à une situation déjà explosive qui oppose Israël et ses voisins immédiats. Quand Miss Israël s’est inclue à la dernière seconde dans un selfie avec Miss Japon, Miss Slovénie et Miss Liban, la représentante féminine du pays des cèdres a été rapidement critiquée parce qu’elle était présente dans une photo avec Miss Israël. Peu de temps après, Saly Greige, la jeune femme libanaise, a expliqué sur les réseaux sociaux qu’elle avait voulu éviter d’être prise en photo aux cotés de Miss Israël, à cause de tensions politiques passées et présentes, et sa réaction négative à ce photobomb (c’est le cas de le dire) a servi à alimenter un conflit sans fin. Si les selfies peuvent unir lors des Oscars, ou promouvoir la science, ils peuvent aussi, visiblement, diviser.
Se dévoiler et garder le voile
Toujours au Liban, on oppose certaines valeurs traditionnelles à des habitudes virtuelles modernes. L’actrice porno Mia Khalifa est devenue un phénomène viral, devenant la vedette 3X la plus populaire du très populaire Porn-Hub. Et bien que le Liban se présente généralement comme une des entités les plus progressistes de la région, nombre de ses citoyens virtuels se sont rués sur sa page Facebook et sur son compte Twitter pour dénoncer ses gestes, lui rappeler la valeur de sa nationalité, et comme il est de mise – apparemment – pour toute controverse virtuelle entourant une femme, lui proférer des menaces de mort. Et si le rejet de Mia Khalifa indique un problème social, sa popularité auprès d’une population occidentale peut révéler des problèmes bien différents, un genre de colonialisme 2.0.
@IHarkous I was born in Lebanon, but I’ve been in America since I was 11. Still hurts to know most of my home country is disgusted by me.
— Mia Khalifa (@miakhalifa) 4 Janvier 2015
Terreur virtuelle
La présence virtuelle de certains militants radicaux peut être maladroite, loufoque ou carrément horrible. Les peines de prison potentielles pour les membres de Twitter qui ont offert leur soutien aux frères responsables du massacre chez Charlie Hebdo ont surpris davantage que l’existence de tels tweets. Le monde virtuel et professionnel était surpris de voir un dirigeant taliban avec un compte LinkedIn officiel, mais en général, on était juste surpris d’apprendre qu’on utilisait encore LinkedIn.
Mais l’horreur vient surtout du coté de l’État Islamique qui, en ce moment, gagne un terrain immense dans les régions syriennes et irakiennes. Dans leur avancée fulgurante et violente dans la région, ils imposent une vision stricte de la charia, loi coranique, aux populations sous leurs emprises. Si vous utilisez Twitter pour avoir des nouvelles de vos athlètes préférés ou pour y déverser des aphorismes cinglants, ISIS, eux, tweetent des photos de leurs éxecutions publiques d’homosexuels, une façon certainement macabre de répandre la terreur et marquer son autorité sur une région instable.
Nuances
Évidemment, l’utilisation de la terreur et de l’intimidation n’est pas le seul fait de certains groupes arabes. Les vidéos de décapitations et exécutions publiques au Mexique, dans le cadre d’une vision sans merci des cartels de drogue, inonde la toile de menaces horribles et de moments tragiques captés sur vidéos et diffusés sur Internet. Le gouvernement américain utilise les réseaux sociaux également pour faire valoir leurs « bons coups », comme ce tweet rappelant l’exécution d’Oussama Ben Laden. Bref, les réseaux sociaux, formels ou non, peuvent utiliser la mort comme outil de propagande.
S’agit-il d’une guerre communicationnelle sans fin? D’une incompatibilité profonde entre le monde arabe et l’Occident? Ou assiste-t-on aux premiers balbutiements maladroits d’un monde réellement connecté? Si on ne peut pas imaginer le dialogue avec ISIS (et encore, l’Histoire se fait de compromis avec des entités irréconciliables à première vue) ou s’il est difficile de faire changer d’avis quiconque avec des arguments qui ne dépassent jamais 140 caractères, la nouvelle réalité virtuelle nous place tous dans une même salle gigantesque. Et si les premiers contacts ressemblent davantage à des hurlements cacophoniques d’une chorale insensée, peut-être que le contact constant avec un voisin qu’on ne comprend pas pourra éventuellement créer des habitudes discursives réelles qui, on peut le souhaiter, mèneront au dialogue. Après tout, nos téléphones intelligents nous permettent de traduire du texte de langues étrangères en temps réel. Ça doit bien contribuer au dialogue, non?
Ceci dit, comme les réseaux sociaux et le web en général se font d’un monde qu’on sélectionne et qu’on façonne nous-même, il est possible de s’éloigner des comptes-rendus pessimistes des Musulmans solidaires avec des terroristes pour écouter les voix calmes et éloquentes de jeunes étudiants et étudiantes musulmans qui dénoncent clairement les attentats. Ou, on n’a qu’à écouter le témoignage touchant de Jamel Debbouze (plus haut) pour se rappeler, si la chose est nécessaire, de la pluralité de voix et de la présence récurrente de leaders positifs dans une communauté trop souvent diabolisée.