Moi, on m'a toujours dit qu'en démocratie, dans une société civilisée, il était préférable de ne pas se faire justice soi-même. Qu'il existe ici, quoi qu'on en doute parfois, un système efficace et équitable qui a pour objet de traduire accusés et criminels devant les tribunaux. Et une police qui a pour devise de protéger et servir les faibles et les innocents.
Pourtant, nombre de faits divers et d'incidents quasi banals nous permettent de constater le contraire: preuve de la déliquescence at large d'un système décati, d'un désengagement politique qui nous forcera tôt ou tard à lever le ton et à exiger une révision de nos priorités en tant que société.
Au final des coupes à blanc dans les services sociaux et péri-judiciaires, devrons-nous assurer nous-mêmes notre propre sécurité?
La mésaventure de Catherine, une commerçante sans histoire du quartier Montcalm, tend à démontrer que si. Un récit qui ne fera jamais la une des journaux, parce que son héroïne a eu la présence d'esprit de pallier l'inertie de la machine plutôt que d'en pâtir.
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Ça débute par une plainte, pour menaces. Un certain Roger, visiblement pas trop sain d'esprit, envoie des messages qui laissent peu de doute quant à ses intentions de s'en prendre physiquement à mon amie Catherine. Celle-ci, verte de peur, court à la centrale du parc Victoria pour y déposer une plainte et réclame un mandat de paix.
"Vous savez, maintenant, on a les mains liées, on ne peut plus faire grand-chose et on doit attendre de recevoir le jugement pour agir", lui souligne le flic qui reçoit sa déposition, tentant tout de même de se faire rassurant. Mais le sentiment de sécurité qu'il induit s'évanouira bien vite, sachant que la plainte devra passer par un juge, puis revenir sur le bureau des enquêteurs, remettant la conclusion de l'affaire aux calendes grecques.
Entre-temps, les appels se multiplient, la violence des menaces et des insultes devient de plus en plus inquiétante. À un point tel que, craignant pour sa sécurité, Catherine réclame l'assistance de son ami Frank, bâti comme un panneau-réclame, afin de venir assurer son intégrité physique à son travail. Roger, en proie à une fièvre de pleine lune, a en effet promis de lui rendre visite le lendemain.
Promesse tenue, le forcené se pointe, mais trouve à la place de la jeune femme un colosse au physique nettement moins invitant. Y allant d'invectives, d'insultes et autres menaces, il hurle, crie, pique une crise du tonnerre. Les flics arrivent (10 minutes après l'appel!), l'arrêtent et le placent en garde à vue jusqu'à ce qu'il voie un psy. Il avait rendez-vous avec le sien, avait omis de se présenter, mais personne ne le suivait de près, alors il délirait depuis une bonne semaine au moins.
Effondrée devant une telle violence, mon amie réclame ma présence, et arrivé sur les lieux, je fais la rencontre de flics en patrouille, ceux-là mêmes qui ont procédé à l'arrestation du pauvre fou.
– C'est bien que vous soyez là, mais ç'aurait quand même été préférable qu'on en vienne pas à ça. Elle a porté plainte il y a plusieurs jours, vous savez, dis-je à l'un d'entre eux.
– On ne pouvait rien faire, répond-il, aimable, visiblement habitué à ce genre de commentaire.
– Alors, ce que vous me dites, c'est que dans ces cas-là, on est mieux de se faire justice soi-même, de se trouver son propre système de protection?
– C'est préférable…
– …
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Trois nouvelles font la manchette des quotidiens de Québec la semaine suivante:
Bruno Lavoie, arrêté deux fois pour violence conjugale, aurait assassiné – selon toute vraisemblance – sa conjointe Johanne Cloutier après qu'un juge lui eut interdit de l'approcher; le poste du parc Victoria croule sous la paperasse, par manque d'espace; l'hôpital psychiatrique Robert-Giffard fermera encore d'autres lits, même s'il est déjà pratiquement vide.
Trois autres symptômes d'une même maladie?
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"On ne réglera jamais le problème de la violence si on ne s'occupe pas des agresseurs. C'est une question de choix politique", commentait le coroner Jacques Bérubé au lendemain du décès de Johanne Cloutier.
En émettant ce jugement, le coroner appuie sur l'un des bobos qui font mal dans notre système de justice: programmes de libération conditionnelle déficients, mauvais suivi de malades mentaux à tendance violente, prévention du crime tenant du ridicule, surpopulation des prisons menant au laxisme des tribunaux, etc. Tous des symptômes d'un désengagement politique, d'une vision réductrice qui ramène sans fin au déficit zéro, nonobstant la crise vers laquelle cette absence de planification et le fardeau d'une bureaucratie débilitante nous mènent inexorablement.
Depuis l'arrestation de Roger, on a essayé maintes fois de dissuader Catherine de porter plainte chez nos amis les flics, histoire de se délester ne serait-ce que d'un dossier en suspens. Alors en attendant, je la raccompagne jusqu'à sa voiture tous les soirs, parce qu'en plus, il lui est impossible de savoir si et quand son agresseur sera remis en liberté.
Alors Catherine a la chienne. Et tout ce qu'on peut faire pour l'instant, c'est de souhaiter qu'à elle, rien n'arrivera.