Desjardins

Sortir du placard

En 1970, Alain dansait nu sur les plaines d'Abraham, un immense pétard aux lèvres, deux filles à son bras. Aujourd'hui père d'une adolescente de 14 ans, il a pété les plombs lorsqu'il a surpris sa fille lisant le spécial sexe du magazine Adorable. Pourtant, Alain était jadis partisan de l'amour libre, prônait la libération des corps. Que s'est-il donc passé? Est-ce l'âge et la paternité qui l'auraient rendu gaga?

Les parents de Sylvie ayant divorcé alors qu'elle n'était qu'enfant, elle n'a jamais connu la famille d'"autrefois". Aujourd'hui, elle souhaiterait revenir aux traditions, renouer avec une idée antédiluvienne qu'elle-même considérait comme dépassée, jusqu'au moment de fonder sa propre famille. Pourquoi?

Jocelyn, quant à lui, détestait le cours classique qu'il a suivi, le collège, la rigidité de l'enseignement de son enfance. Il a applaudi la laïcisation de l'enseignement, salué l'arrivée d'une pédagogie de l'écoute permettant aux jeunes de s'exprimer plutôt que d'ingérer des données jusqu'à plus soif. Son fils fréquente pourtant une école privée, dirigée par des religieuses, où il apprend "comme dans le temps", les châtiments corporels en moins. Tout un désaveu pour ce système dont il a lui-même louangé l'avènement!

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Ce désaveu, bien que plus vaste et généralisé qu'on ne voudrait le croire, est sans doute le secret le moins bien gardé, mais le plus abject des tabous à sévir à notre époque: nous sommes presque tous devenus réacs!

Car les réactionnaires ont changé de visage. Ils ne sont plus nécessairement de droite, ils ne sont pas que chefs d'entreprise ou patriarches décatis nous rappelant que dans leur temps, "on trimait bien plus dur, et on avait des valeurs…" Les réacs sont partout, à gauche comme à droite, dans toutes les couches sociales, tous les quartiers, toutes les tranches d'âge.

Le phénomène est à ce point répandu que le Nouvel Observateur consacrait son édition de la fin novembre au phénomène. "Devant les plaies sociales cruelles, l'ancien discours libéral-libertaire paraît coupé du réel, moralisant, presque désinvolte", y écrit Laurent Joffrin avant d'ajouter que "ce n'est effectivement plus la droite qui est réactionnaire, c'est la réalité".

Et si certains voulaient parler d'un retour du balancier ou d'une contre-révolution, je préfère l'idée de la maturité. Imaginez si, après avoir franchi le spectre entier de la droite à la gauche et vice versa, nous devenions sages? Car peut-on vraiment envisager d'évoluer en marge de l'économie de marché? Peut-on encore, constatant la faillite de la gauche, caresser les mêmes utopies égalitaires? J'en doute.

Mais qui osera s'élever contre la vertu? En public, Alain, Sylvie et Jocelyn se prétendent de gauche, appuient les syndicats (sauf, bien sûr, quand les "lock-outés" de Vidéotron leur coupent le câble), saluent notre système de justice équitable, prônent l'ouverture, la répartition des richesses, etc.

En privé, ils agissent pourtant à l'envers de convictions qu'ils défendent bec et ongles.

Cette hypocrisie, nous la constatons tous les jours, nous en sommes même parfois l'instrument, nous donnant l'impression de nous trahir alors que nous devrions plutôt y réfléchir ensemble.

Quand les Houellebecq, Dantec, Finkelkraut et Moutier nous écrasent cette hypocrisie à la gueule, nous font constater que sous nos dehors pseudo marxistes-léninistes, nous n'en avons que pour nous-mêmes, nous hurlons au crime. Nous les traînons dans la boue parce qu'ils écrivent ce que nous refusons de voir. De constater que la libération des corps a été récupérée par une industrie qui vend le désir à un prix d'or, que toutes nos velléités d'un monde meilleur n'ont certes pas élimé les dents de l'homme qui demeure le plus souvent un loup pour son prochain, que le syndicalisme a malheureusement sombré dans un individualisme outrancier où ne reste guère de so-so-solidarité.

Mais il faudra éviter le piège, ne surtout pas commettre la même erreur que les révolutionnaires, soit de jeter le bébé avec l'eau du bain et de laisser le balancier sombrer à nouveau dans la grande noirceur. Suivant cette idée, nous devrions aspirer à une réflexion à l'échelle de celle qui a mené aux réformes des années 70 et de laquelle nous pourrions extraire des idées en équilibre entre les contraintes du réel et nos aspirations libertaires. Et pour cela, il faudra enfin sortir du placard et avouer nos travers humains, trop humains.