Desjardins

Dommages collatéraux

Des histoires comme celle du tristement célèbre Wolf Pack et de ses clients, on ne s'en lasse pas. Chaque jour amène son lot de commérages, de rumeurs. Qui seront les prochains gros vicieux à passer à la moulinette? Un ministre? Un avocat célèbre? Comment s'empêcher d'échafauder une liste d'éventuels accusés, avec en tête quelques personnalités publiques que l'on déteste secrètement pour mille raisons intimes?

Les anglos appellent ça du wishful thinking.

Car il y a fort à parier que les prochains accusés dans l'Opération Scorpion ne seront pas quelques bouzeux de ruelle dont on oubliera vite le nom, mais des gens connus disposant d'une certaine visibilité. Une visibilité qui donne déjà lieu aux plus délirantes situations lorsque, comme moi, on se balade dans les rues de Québec ces jours-ci.

Pas plus tard que jeudi dernier, j'ai vu une femme qui, sortant de la pharmacie Racine de Sainte-Foy, observait d'un oil accusateur le portrait d'Oscar Racine en beuglant à qui voulait l'entendre: "Ouin, si j'étais à sa place, le vieux dégueulasse, je mettrais pas ma photo sur le mur." Sauf qu'Oscar, ma p'tite madame, ben c'est le père de l'autre et il n'a strictement rien à voir avec toute l'Affaire. Ce que ma justicière de blonde n'aura pas manqué de lui faire remarquer, ajoutant d'un ton à faire s'affaisser le face lift de son interlocutrice: "Et si ça vous écoure tant que ça, pourquoi vous achetez ici quand même?"

Quelques jours plus tard, j'entre chez Nourcy sur l'avenue Cartier pour y acheter des croissants. Par habitude, qui sait? Pataugeant dans les brumes du samedi matin, je ne remarque pas que je suis le seul client, paie et sors. Si j'avais su! Des dizaines d'yeux réprobateurs m'accueillent dans la rue, me faisant réaliser du coup que je viens tout juste d'acheter dans le commerce d'un accusé dans l'Affaire. Que je me suis rendu complice. De quoi? Je ne sais trop.

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Mais au fait, combien d'entre vous sont allés fouiner devant la vitrine de chez Après-Demain, commerce du présumé pimp daddy, juste pour voir, comme le font les automobilistes qui ralentissent en cas d'accident, pour tenter d'y sentir l'odeur du sang frais? Combien d'entre vous ont inondé d'insultes le serveur de courriels du FM 93, et surtout, lequel a-t-il eu la sombre idée d'apostropher une employée de la station dans un centre de ski en la traitant de pédophile?

Devant l'horreur du drame mis au jour avant les Fêtes, une sorte de règle tacite de l'éthique urbaine semble avoir été édictée dans le plus grand secret: la population mènera une guerre sans merci aux présumés clients, même si cela signifie qu'en résulteront d'innombrables dommages collatéraux, tel qu'en témoigne le communiqué émis par les propriétaires de l'Intermarché et du restaurant Downtown de la rue Saint-Joseph, ces derniers souffrant indûment des répercussions de l'Affaire puisqu'ils sont les locataires du groupe Norplex, propriété de Robert Gillet et Yves Doyon.

On nage dans une telle psychose que même un crétin de raciste en est venu à blâmer le nombre grandissant d'individus de couleur à Québec pour expliquer l'expansion silencieuse du Wolf Pack, étayant sa "brillante" théorie en affirmant qu'"ils sont maintenant plus difficiles à identifier", notre ville se faisant de moins en moins monochrome. Que le connard qui a envoyé ce courrier reste donc à Saint-Ferréol où il vit et n'en bouge pas. Là-bas, on n'a rien à craindre, sinon d'être écrasé par un récidiviste de l'alcool au volant ou par une dameuse du Mont-Sainte-Anne qui se serait égarée.

Et qui sommes-nous donc pour nous élever en justiciers de telle sorte? Avons-nous cessé de fréquenter les commerces appartenant à des multinationales dont plusieurs se rendent chaque semaine coupables de crimes contre l'humanité? Ben non, voyons. Ce sont de petits Indiens ou Pakistanais qui y sont exploités, souvent jusqu'à la mort, mais c'est tellement loin de chez nous qu'on se permet de feindre l'ignorance.

Alors à vous, je le demande, nous rendons-nous complices en achetant dans les commerces de ces présumés criminels? Ne devrions-nous pas, à tout le moins, attendre que soit rendu un jugement avant d'appliquer une sentence bien arbitraire? Et au final, ce total manque de discernement mêlant accusés, employeurs, employés, locataires et collègues de travail n'est-il pas la preuve d'un crétinisme patent, d'une mentalité de villâge dont il serait grand temps de se débarrasser?