Desjardins

L’âme du tueur

C'était la tempête de l'hiver.

Tentant d'étouffer le sifflement de l'air du dehors en mettant le son de la télé à fond la caisse, j'avais décidé de partager mon temps à perdre entre un vieux film de Wim Wenders, L'Ami américain, et mon nouveau jeu de PlayStation favori, Grand Theft Auto 3: Vice City.

Quel rapport entre les deux? A priori, aucun.

Dans L'Ami américain, un marchand d'art crapuleux pousse par d'ignobles méthodes un pauvre restaurateur d'oeuvres d'art à commettre des meurtres. Soucieux de rendre la complexité de l'âme humaine, le réalisateur des Ailes du désir et de Paris, Texas montre la dualité, les contradictions, faisant se côtoyer la cruauté et l'amitié. Il montre le bon voyant sa part d'ombre prendre le pas, puis le truand affligé, compatissant. Il n'y a pas de manichéisme chez Wenders, tout n'est pas blanc ou noir, et tous recèlent une pulsion de mort, de violence, d'autodestruction.

Du même type que celle qu'exploitent les concepteurs du jeu vidéo Vice City. Dans une ville imaginaire qui ressemble dangereusement au Miami de Sonny Crockett, vous êtes le héros d'un jeu où vous incarnez un petit caïd amoral qui cherche à se faire un nom: vols de voitures, homicides à répétition, sang qui gicle, trafic de drogues, guerres entre gangs, etc. Vous êtes un mercenaire au seul service de l'argent, un salaud qui ne recule devant rien pour commettre des actes qui défient toute morale. Et moi, citoyen lambda sans antécédents judiciaires, qui n'a jamais montré les poings autrement que pour me défendre, j'y prends mon pied. Suffisamment, du moins, pour susciter le doute.

Notre civisme et notre tolérance ne sont-ils en fait qu'artificiels, cosmétiques? Sous nos dehors d'affables amis, de bons parents ou d'enfants sages, sublimons-nous la terrible envie d'exploser la gueule des autres? J'en doute.

Mais cette violence demeure. Et ce sont les circonstances – et non les jeux vidéo – qui lui permettent de se développer, de prendre toute la place, si bien que tout le reste devient dérisoire. Des circonstances comme la pauvreté aiguë, l'impression d'impuissance, d'abandon, la manifestation de l'instinct de survie… la guerre.

Dans l'univers fictif de L'Ami américain, c'est la mort imminente et la peur de laisser sa famille sans le sou qui pousseront Zimmerman, le restaurateur d'oeuvres d'art, à développer son penchant pour la violence.

Dans l'accablant réel de ceux qui appuient l'initiative du gouvernement américain, c'est la menace d'un terrorisme rampant; au Moyen-Orient, chez les amis de Saddam, c'est la mainmise de l'Occident sur les ressources naturelles et le territoire qui sert de fertilisant à cette haine intrinsèque.

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Poursuivant cette réflexion en observant les arbres plier sous le vent qui soufflait rageusement, je me mis à songer à Curzio Malaparte. À ses descriptions de paysages nordiques, à ses portraits de monstres souriants.

Dans Kaputt, son génial roman autobiographique, l'écrivain italien devenu correspondant au front évoque ses nombreuses rencontres avec d'éminents nazis. Doté d'un humour absolument caustique, d'un sens de la dérision peu commun, il raconte l'envers du décor: la vision allemande de cette terrible guerre, leur amour du beau, leur toute-puissante deutsche kultur et leur incompréhensible haine.

Ainsi, lors d'un banquet généreusement arrosé chez le gouverneur de Laponie en compagnie de nombreux émissaires sympathiques au Reich, Malaparte évoque sa rencontre évasive avec Himmler, disant simplement qu'il a refusé son invitation parce qu'il "ne veut rien avoir à faire avec ce personnage".

"Vous avez tort, rétorque le gouverneur. Moi aussi, avant de le connaître, je me figurais que Himmler était un personnage terrible… Après avoir parlé quatre heures avec lui, je me suis aperçu qu'il est un homme d'une culture exceptionnelle, un artiste, une âme noble, ouverte à tous les sentiments humains. Je dirais même que c'est un sentimental!"

Malaparte ne cherchait pas à rendre les nazis plus sympathiques qu'ils ne l'étaient, il voulait simplement exposer, tout comme Wim Wenders, que le monde n'a rien d'un portrait monochrome, tel que le propose George W. Bush avec son Axe du Mal ou comme l'image de l'Occident que véhiculent les islamistes.

Tout n'est que perception et circonstances, le monstre n'attendant que le moment propice pour s'éveiller.

Comme celui qui s'était déplié dans l'âme du tyran de Varsovie, le général gouverneur Frank. Pianiste aguerri, grand collectionneur d'art, il massacrait les Juifs le jour et jouait si bien Chopin la nuit que sa femme, tel que le rapporte Malaparte, saisissait ses mains immaculées pour les montrer à ses convives en disant: "Regardez, regardez comment sont faites les mains des anges".