Desjardins

Karma police

Connaissez-vous le véritable ennemi public numéro un? Celui que les policiers ont traqué et sauvagement arrêté, l'arme au poing, le 5 mars dernier?

Il se nomme Nicolas Lemieux. Ça ne vous dit rien, n'est-ce pas?

Normal. Nicolas n'est pas membre honoraire de Al-Qaida, il ne fait pas partie de la ligne dure du MLNQ (si toutefois elle existe), il n'a aucun dossier criminel, ne fait pas la traite des Blanches aux côtés du Wolf Pack, n'a jamais commis de délit… Il n'a même pas "craché sur un Caddy", pour reprendre l'expression consacrée par l'infâme Elvis Gratton.

Nicolas conteste. C'est tout. Avec sa gang de poilus, il organise des manifs, il se prononce contre la guerre en Irak et l'occupation de la Palestine; il met en scène de douteuses performances symboliques afin d'attirer l'attention des médias.

C'est d'ailleurs ce qu'il s'apprêtait à faire lorsque quatre voitures lui ont bloqué la route, et que leurs occupants, des flics en civil, s'en sont extirpés pour lui pointer leurs guns sur la gueule. Et hop au poste. Pour vrai. J'y étais pas, mais paraît que ça ressemblait à l'arrestation de Colosse Plamondon, si ça peut vous donner une idée. Même qu'on en aurait entendu qui fredonnaient la chanson-thème d'une émission archi-connue: "Bad boys, bad boys, watcha gonna do when they come for you."

Sans farce, dans son auto, Nicolas transportait des mannequins et du sirop de maïs auquel du colorant végétal devait donner des airs d'hémoglobine. Du faux sang dont il voulait maculer ces corps synthétiques devant le manège militaire. Assez éloquent, déjà vu 1000 fois chez les pros de la manif en Europe.

Mais trop, c'est trop. Tantôt une manif contre la guerre, tantôt une pour la paix. Et puis quoi encore? Après le Sommet des Amériques et depuis le 11 septembre, on veut mettre de l'ordre dans le chaos, même au détriment des droits et libertés.

"Nous avions des informations sûres qui nous disaient qu'il transportait du kérosène et qu'il s'apprêtait à commettre un méfait", m'a spécifié le porte-parole de la police de Québec. Ben oui, tellement sûres qu'elles étaient parfaitement erronées et qu'on a dû le relâcher après quatre heures d'une détention parfaitement inutile.

"Je ne vois pas d'où ça peut venir, me confiait Nicolas Lemieux samedi dernier, sinon qu'on a peut-être fait des jokes douteuses au téléphone à un moment donné, mais ça, ça voudrait dire que j'étais sur écoute."

Ce que pourraient corroborer les affirmations du porte-parole de la police qui a confirmé que c'était par le programme d'échange d'information qu'elle avait obtenu ces renseignements. Donc peut-être par un autre corps de police qui, sait-on jamais, pourrait bien s'adonner à l'écoute électronique de groupes contestataires. Mais là, on sombre dans la paranoïa. Quoique…

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"Pourquoi on s'en fait avec ça?", m'a dit un ami. Les policiers sont humains, ils peuvent se tromper.

Soit. Mais voilà le parfait exemple des droits et libertés que la Loi antiterrorisme pourra permettre aux corps policiers de violer. Des règles qui les agaçaient au départ: "Entre le code de déontologie et les droits de la personne, on peut plus faire grand-chose", me disait justement l'un d'eux, il y a de ça deux mois.

Passé rapido, en pleine psychose post-11 septembre, le projet de loi C-36, ou Loi antiterrorisme, pourrait bien ramener du côté du réel nos pires cauchemars orwelliens. Suspension partielle des droits lors de l'arrestation de quiconque menaçant la sécurité physique, mais aussi économique du pays: voilà entre autres ce que sous-tend cette loi qui a certains bons côtés, notamment en ce qui concerne le crime organisé, mais dont on constate peu à peu les méfaits sur les libertés civiles.

En parallèle, on apprenait aussi cette semaine dans Newsweek que l'attorney general Richard Ashcroft aurait proposé une première version du Patriot Act qui visait à suspendre l'habeas corpus pour une durée indéterminée au lendemain des terribles événements que nous connaissons trop bien. Mais même aux USA, on a mis le pied sur le break.

Ici, on n'y a vu que du feu, surtout celui qui rongeait toujours les décombres du World Trade Center et dont la fumée nous aveuglait. On a laissé passer un projet de loi dont certains volets sont tellement flous qu'ils permettent les pires abus. Pourrait-on détenir indûment des manifestants antimondialisation sous prétexte qu'ils menacent la sécurité économique du pays? Gageons que si la loi le permet, on le fera. Et là, on constate une solide entorse à la démocratie, nonobstant notre position sur le sujet.

Mais si on revient à Nicolas Lemieux et que cette affaire n'a rien à voir avec la chasse aux terroristes, mettant ainsi fin à la spéculation, pour s'en prendre uniquement aux faits: le déploiement d'une telle force et d'une telle agressivité de la part des policiers n'est-il pas en soi révoltant, sinon absolument démesuré?

D'ailleurs, saviez-vous que la Ville de Québec vient tout juste de fonder un Commissariat aux affaires internationales? Ça n'a rien à voir, mais peut-être que nos policiers pourront profiter de ce nouvel outil pour organiser de sympathiques jumelages avec leurs homologues provenant de régimes totalitaires. Ils pourraient leur apprendre comment on peut détourner le droit à son avantage pour espionner les sales ennemis du régime, comment on les arrête et on les fait parler. À moins que ce soit nos flics qui donnent le cours.