C'était en 2001, vers la fin de l'année, en Afghanistan. On les avait capturés par centaines. Écrasés dans des camions servant habituellement au transport de marchandises, ils devaient être menés vers leur lieu de détention. Une balade dans des conditions qui rappellent les trains de la mort en route pour Auschwitz ou Dachau. Avec un dénouement semblable, ou à tout le moins, aussi cruel.
Ainsi, à la première halte, les prisonniers, presque tous des combattants talibans, se plaignent. Ils asphyxient. Leurs geôliers ne sont pas américains, mais appartiennent à l'Armée du Nord: des barbares sanguinaires, des mercenaires de la lutte contre le terrorisme. C'est à eux qu'on les a confiés, les GI's se tenant en marge, non loin de là.
Alors pour aérer ces tombeaux au diesel, les débiles profonds qui préfèrent l'argent de l'opium au jihad ne trouvent évidemment rien de mieux que quelques rafales de AK-47, tuant ou blessant mortellement environ le quart des prisonniers.
Les chanceux.
Car eux n'auront pas à se taper le voyage de plusieurs heures en plein désert, dans une mare de sang, d'excréments et d'urine, jusqu'à une fosse de sable derrière une prison où presque personne du convoi n'entrera puisque les trois quarts des prisonniers n'y arriveront pas vivants. Et les autres, on les assassinera pour la plupart au bord du trou avant de les y pousser en tirant des rafales de Kalach dans les airs.
D'autres, à peine plus veinards, croupissent dans une prison à Guantanamo Bay depuis plus d'un an et demi. Ils n'ont aucun droit. Ils ne sont pas assujettis aux conventions internationales et on ose à peine imaginer ce qu'ils endurent. Bon, d'accord, ce sont probablement de potentiels assassins de masse, des illuminés prêts à se faire des dizaines – sinon des centaines – d'infidèles au nom d'Allah. Mais un gars qui entrerait dans un McDo, tuant 150 personnes se verrait-il soustrait au droit sous prétexte qu'il est plus dangereux que la moyenne?
Voilà les faits.
Ils font la preuve qu'il y a deux formes de droit et deux morales. Deux poids et deux mesures. Il y a l'Amérique au sens états-unien du terme, et le reste du monde.
Ce que nous confirment les déclarations de Donald Rumsfeld qu'on entend invoquer la Convention de Genève alors que George W. Bush réclame le respect et l'intégrité physique de ses soldats capturés au combat. Mais on ne saurait leur donner trop de crédibilité puisque eux-mêmes préfèrent ignorer ces principes lorsqu'ils se retrouvent de l'autre côté du fusil.
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Je sais pas pour vous, mais moi, je l'avoue, au fond, j'ai la terrible envie qu'on en sacre toute une aux islamistes extrémistes et à tous les fous furieux qui peuvent s'acheter une batch de vieux missiles soviétiques au marché noir. Qu'on leur fiche une trouille du tonnerre.
Mais plus ça va et plus je me demande ce qu'on aura à sacrifier des valeurs que l'on cherche à défendre pour y parvenir. Le jeu en vaut-il la chandelle?
Anéantissement du Conseil de sécurité de l'ONU, implosion de la politique internationale et schisme de plus en plus profond entre l'axe américano-britannique et le reste de l'Occident, réduction de la valeur d'une vie humaine à l'échelle de pion dans un jeu de Risk (parce que c'est ça, la guerre), recul de toutes les libertés civiles, avènement d'une ère de sécurité qui suspend les droits humains… La liste n'en finit plus.
Alors quand les magazines d'actualité états-uniens se demandent si le monde commence à avoir peur de l'Amérique, je réponds: You bet!
Moi, j'ai peur quand la démocratie fout le camp, avec ou sans moustache, au nom d'Allah ou de Dieu. J'ai peur quand on massacre les gens, bons ou méchants. J'ai peur quand le seul contrepoids à la folie destructrice, celui qu'exercent les artistes, on le fout aux chiottes. J'ai peur quand on boycotte des pitounes qui jouent du country parce qu'elles ont dit avoir honte que George W. Bush soit natif du Texas; quand le gros furibond de Michael Moore se fait huer lors d'une célébration qui n'aurait pas dû avoir lieu.
J'ai peur quand les gouvernements croient que le discernement, c'est de ne pas accorder les mêmes droits à ses ennemis que ceux que l'on réclame pour soi.
J'ai peur quand la radio censure les musiciens engagés et que la télé en fait de même; j'ai peur quand les libertés civiles sacrent le camp, quand John Ashcroft prépare en secret un nouveau plan d'action qui reprend là où le Patriot Act s'arrête.
J'ai peur quand je constate qu'on sépare le globe en états civilisés et non civilisés.
J'ai peur quand la morale perd de son élasticité, et qu'on l'étire jusqu'à ce qu'elle pète.
Comme en ce moment.