Desjardins

1, rue de l’Infamie

Ça y est! Nous voici à l'étape du renouveau toponymique. L'une des dernières phases transitionnelles avant que la grand-ville fasse enfin table rase sur son honteux passé: ses banlieues.

Ce sont 922 nouveaux noms de rues qu'un comité – formé d'éminents historiens, archivistes, urbanistes et autres sommités du genre – a proposés la semaine dernière afin de régler les problèmes d'homonymie (ou de dédoublement si vous préférez) dans la toute fusionnelle Québec.

Reste que les suggestions sont parfois navrantes. Je sais, les experts en toponymie ne sont pas réputés pour leur sens de l'humour. Mais bon…

Loin de moi l'idée de repousser vers le gouffre de l'oubli curés lubriques, compositeurs obscurs et historiens anonymes proposés par le comité, n'empêche que dans la banque de noms (disponible sur le site Internet de la Ville) qui comprenait de nombreuses suggestions de citoyens, il y avait de quoi s'amuser.

Par exemple, ce sont probablement quelques anglos nostalgiques qui auront proposé le nom du poète et peintre William Blake, à qui on aurait bien pu donner le nom à la côte de l'Église, menant au Paradis perdu de Sillery. Endroit duquel, depuis la hausse des taxes municipales, ne reste d'ailleurs de paradisiaque que l'indéfectible bon goût des frites du Pat Rétro. Ce tubercule défendu.

Des socialistes déçus, ayant hérité d'une vision brutalement prosaïque s'apparentant au bon goût de l'ère soviétique, préfèrent quant à eux disciplines et titres creux. Ainsi, votre rue aurait pu être renommée en avenue des Actualités, de la Géographie, des Historiens, du Héros, de l'Illustre (inconnu?), de l'Initiative, de l'Instruction, de la Littérature, des Mathématiques, des Pédagogues, de la Participation ou des Pilotes. Mais tout cela est presque aussi ennuyeux que les innombrables quartiers déjà voués au règne végétal, des Lilas aux Pinèdes, en passant par les Peupliers et les Ormes, dont la seule évocation suffit à provoquer chez certains une réaction allergique qui ressemble étrangement aux premiers symptômes d'un rhume des foins.

Et qui a dit que les Québécois étaient antiaméricains? On ne le croirait pas à voir le nombre d'États dont le nom figurait dans la liste de suggestions: d'Alabama, d'Arizona, du Dakota, de l'Indiana… Avec un peu d'effort, on aurait pu reproduire la planchette du Monopoly dans le quartier Limoilou, dont le quadrillage et les variables socioéconomiques s'apparentent étrangement à ceux du célèbre jeu de société. Passez go, réclamez 200 $.

Par ailleurs, au rayon des suggestions absolument géniales, notons celle de rue du Charretier, qui conviendrait à n'importe quelle voie publique de Charlesbourg, histoire de rendre hommage au subtil vocabulaire de son ancien maire, le trucker-politicien Ralph Mercier.

Et c'est sans doute un prof de lettres qui aura suggéré le nom Romain-Gary. Une bonne idée, jusqu'au jour où, pris de panique, vous n'arrivez pas à vous faire comprendre par la répartitrice du 911 qui vous répond, alors que vous perdez connaissance: "Mais madame, ça n'existe pas la rue Émile-Ajar"…

Presque toutes les thématiques y passent: personnages mythologiques, astronomie, dates marquantes (non mais, qui a envie de vivre sur la rue de 1837, de 1760 ou du 24-Juin?), les philosophes, les musiciens, les peintres, les auteurs (à quand la rue Paul-Ohl?), les cinéastes, les instruments de musique, les matériaux, puis, en hommage aux disparues du Carnaval, la rue des Duchesses. Pitié!

Alors pendant que les défusionnistes s'évertuent à décrypter le projet de loi du nouveau gouvernement du Québec afin de recouvrer leur indépendance et leur ancien compte de taxes, mon esprit tordu échafaude des utopies toponymiques pour une grande ville qui se prendrait un peu moins au sérieux que les défuntes petites.

Comme la rue des Parlementaires, qu'on pourrait renommer avenue Tip-Top-Taylor, témoin du bon goût vestimentaire de notre fonction publique? Ou encore rue de la Grande-Hermine, nom figurant sur la liste des suggestions et qui remplacerait à merveille celui de Notre-Dame-des-Anges, faisant état de ce bordel à ciel ouvert tout en se référant à l'histoire de notre plusse beau pays?

Et tant qu'à faire… En hommage aux grands disparus de 2003, la rue Robert-Gillet, jouxtant l'avenue Présomption-d'Innocence, à quelques pas de la polyvalente de votre choix?