Desjardins

Xanax Nation

Rien. Silence radio.

Le buste de Pouchkine a beau prendre l'eau, l'Hôtel-Dieu s'effondrer et Jean-Paul L'Allier fantasmer sur le Tour de France, rien n'y fait.

Lendemain de veille, fête nationale.

La ville est engourdie, comme paralysée sous une chaleur subtropicale, attendant l'ondée salvatrice, indolente.

Des cohortes d'adolescents rentrent paisiblement chez leurs parents, cuvant leur Wildcat sur la pente descendante d'un trip d'acide. Ils sont beaux, dans leurs jeans sales, leur sac à dos poussiéreux en bandoulière, leur crinière en bataille. L'air illuminé de Hunter S. Thompson dans le regard. Même si je ne saisis pas trop comment on peut être fier de l'endroit où on est né, d'un hasard, je les envie. J'envie leur liberté, leur naïveté ponctuelle, leur absence d'esprit. Le calme neuronal d'un ennui prémédité. Une vision du monde qui serait d'une pureté presque inhumaine.

Si seulement ce sentiment ne s'éteignait pas avec le temps.

Même baigné du fréon d'un air climatisé défaillant, mon âme d'ennemi public se muterait alors en celle d'un ami pudique, à peine capable de trouver un seul tort à cette planète en lambeaux qui traîne elle aussi sa gueule de bois avec, me semble-t-il, une certaine insouciance.

Je cesserais de m'indigner, de vous balancer des trucs gros comme le bras, direct à la gueule. Par exemple, à propos du cynisme, qu'il est le plus dangereux écueil à l'avancement de l'humanité, que nous devons le combattre chaque instant, qu'il est le ferment d'un laisser-aller qui nous mènera à notre perte. Pire que tous les extrémismes de ce monde.

J'aurais aussi pu vous parler de petites filles qu'on démembre et qu'on transporte en métro dans un sac de sport jusqu'au lac Ontario, de la violence tapie à chaque coin de rue qui nous empêche de respirer certains soirs tellement elle nous oppresse.

Et encore, j'aurais bien pu me foutre de la gueule de notre pape tout décati qui demande pardon aux Bosniaques pour toute l'hypocrisie dont l'Église catholique peut s'acquitter sans même vaciller du haut de son trône doré.

Mais je n'en ferai rien.

J'aspire à l'état d'esprit de ces adolescents sur le lendemain de veille. Rien à voir avec le cynisme ou le découragement, c'est seulement l'envie d'oublier pour deux minutes l'horreur dans laquelle les journaux nous baignent chaque matin, d'un krach boursier à un attentat terroriste, le tout ponctué de la nouvelle déclaration creuse de Moi, Jean Charest.

Je me demande si notre conscience peut elle aussi prendre des vacances, se mettre au neutre et fredonner de mauvaises chansons de Pierre Bertrand sans culpabilité aucune? Or, on parvient à peine à profiter de plaisirs simples de l'existence sans se sentir profondément stupide…

Et on aura beau faire tous les discours du monde et publier tous les essais inutiles sur l'éloge de la paresse, de la procrastination, de l'ennui, du farniente et autres synonymes, rien n'y fera. Le stress est à ce point programmé dans nos consciences que le seul fait de prendre un congé devient une lutte contre la culpabilité de laisser son ordinateur éteint. On se laisse si peu aller, toujours au fait du terrible regard des autres, d'un schéma de valeurs sans autre fondement que la conformité.

Vous avez lu Le meilleur des mondes de Huxley? Eh bien ça y est, nous y sommes.

À croire que l'Occident tout entier, en manque d'innocence, devrait entreprendre une cure aux anxiolytiques et une analyse lacanienne.

En attendant de me mettre moi aussi au Xanax, je pars faire la sieste avec les fêtards éparpillés dans la ville morte pour un jour, histoire de voir si je suis encore capable d'être un simple être humain.