Desjardins

Spy vs Spy

Pendant que les GI Joes se font prier d'entrer au Liberia, que Sylvio Berlusconi frenche Double-V sur un tarmac au Texas et que le Festival des montgolfières de Saint-Jean-Chrysostome se fait attendre, le corps de David Kelly est allongé au fond d'un frigo.

Selon la version officielle, l'expert en armes de destruction massive qui s'est révélé la taupe de la BBC dans une histoire qui ébranle encore la crédibilité de la coalition américano-britannique aurait mis fin à ses jours.

Ce qu'on croit savoir, c'est que le scientifique à qui on avait promis l'anonymat avant de le trahir et le jeter en pâture aux médias a véritablement signé son arrêt de mort en n'éludant pas les questions du journaliste Andrew Gilligan, mais en lui fournissant des informations portant à croire que le gouvernement de Tony Blair, sous la houlette du directeur des communications Alastair Campbell, a trafiqué des rapports afin de légitimer l'invasion irakienne. Bref, pas grand-chose dont on ne se doutait pas déjà.

N'empêche, Kelly, qui s'est apparemment trop mouillé, a été retrouvé dans un bosquet, le poignet tailladé.

Puis, ce qui avait l'air d'un LeCarré el cheapo s'est muté en une guerre d'opinions dans les médias britanniques alors que, devant l'absence d'imputabilité chez les politiques, certains confrères n'ont pas trouvé mieux à faire que de s'adonner au cannibalisme. Oubliant le révélateur teint émacié d'un Blair qui, depuis l'Asie, ne saurait trop prendre ombrage du monstre qu'il a lui-même engendré, on se rabat sur les médias qui ont mis l'affaire au jour.

C'est magique. Les coupables étant hors d'atteinte, les bons deviennent des méchants, ou en tout cas, l'opinion qu'on en a change aussi vite et brutalement que dans un mauvais western.

C'est le monde à l'envers où on titre La BBC dans l'eau chaude quand les journalistes font enfin leur travail: débusquer les squelettes des placards. Et plutôt que de les féliciter, d'aller au fond du dossier des ADM et de se demander si le MI6 n'aurait pas quelque chose à voir avec ce prétendu suicide, on accuse Andrew Gilligan et ses patrons d'avoir accéléré le parcours de Kelly de vie à trépas.

Mais au fond, qu'est-ce qu'on en sait, vous dites-vous, hommes et femmes de peu de foi? Et vous avez bien raison: rien. Ce qu'on est en droit de penser par ailleurs, c'est que la réalité et la fiction ne sont pas toujours aussi éloignées qu'on le croit, qu'il est préférable d'envisager le pire que d'en ignorer l'éventualité et, dans ce cas précis, qu'il vaut quand même mieux faire confiance à un journaliste baveux qu'à un gouvernement présomptueux.

L'Histoire nous pardonnera, qu'il disait?

***

Cela dit, parfois, le pire nous saute carrément au visage.

Comme dans cet autre récit d'anthropophagie journalistique jugulé par une bigoterie malicieuse où, cette fois, c'est le patibulaire Matt Drudge qui tient le rôle principal.

Non content de s'adonner au liberal bashing avec un malsain plaisir depuis son portail Internet, le columniste états-unien de tribord toute s'en est récemment pris à Jeffrey Kofman, journaliste à la ABC. Ce pauvre gars qui a eu le malheur de présenter un reportage sur le piètre moral des troupes en Irak a tout de suite été discrédité par Drudge, sous prétexte qu'il est "canadien" et "gai" (sic!!!) selon des informations qui émaneraient, toujours selon l'infâme personnage, d'une source anonyme à la Maison-Blanche. Et le pire, c'est que ça fonctionne…

À ce rythme-là, je vous le dis, ce sont les attachés de presse qui vont bientôt craindre de perdre leur job. Car qui a besoin d'eux pour saborder les trouvailles des trop rares journalistes à la recherche des vérités qu'on enterre plus vite que les victimes d'un génocide quand ce sont les confrères eux-mêmes qui s'en chargent?

Comme pour Gilligan et Kofman dont les deux histoires en parallèle partagent une même pitoyable trame de fond. Un pathétique cortège funèbre qui nous permet d'emprunter à un lieu commun pour conclure que si la vérité est la première victime d'une guerre, elle aura à tout le moins eu le temps d'avoir la peau de David Kelly avant de rendre son dernier souffle et d'entraîner la carrière de Jeffrey Kofman avec elle dans la tombe.