Desjardins

Histoire de Pi

Voyageur immobile, c'est en compagnie d'un énorme tigre du Bengale et d'un jeune Indien natif de Pondichéry que j'ai traversé la dernière fin de semaine.

Si, si. Juré. Deux jours pour un périple fabuleux, salutaire.

C'est l'auteur montréalais Yann Martel qui m'a convié à bord du frêle esquif que partagent les naufragés Pi Patel et le félin dénommé Richard Parker, à même les pages de son désormais célèbre roman, Life of Pi, dont la version française paraissait il y a quelques jours.

Ou plutôt, dirais-je que c'est la surexposition médiatique du bouquin qui m'y a amené, empreignant du coup mes premiers instants de lecture d'un scepticisme qui aurait pu assombrir l'expérience, mais qui a plutôt galvanisé le plaisir ressenti lors de la découverte, page après page, de tel tour de force.

Tour de force, car Yann Martel propose ici une transcendante fable moderne. Une histoire merveilleuse où se rencontrent théologie, zoologie, histoire, géographie et biologie marine; un récit où se côtoient guides de survie pratique et spirituelle, où le réel et le fantastique s'étreignent presque amoureusement.

Tour de force, avant tout, parce que l'auteur parvient, à travers un récit primaire habilement mené à la limite de l'incroyable, à ébranler nos certitudes. À revoir des positions qu'on croyait béton.

"Le sens de ce roman peut être résumé en trois phrases, révélait l'auteur en entrevue. La vie est une histoire. Vous pouvez choisir votre histoire. Une histoire qui requiert une bonne part d'imagination est une meilleure histoire."

Trois idées qui peuvent paraître simples, banales, mais qui servent de caution à Martel pour aborder un sujet aussi fondamental que l'existence de Dieu et l'importance des religions, non pas comme pochoir d'une morale rédhibitoire, mais au contraire, comme une approche plus imaginative pour s'engager dans l'existence.

Ce roman n'est certes pas d'une originalité fracassante – on a même accusé son auteur de plagiat – et n'use guère d'une structure révolutionnaire. Au contraire, l'histoire de base est simplement jolie, alors que la forme et les stratagèmes littéraires qu'il emploie sont pratiquement éculés.

Pourtant…

"Cette histoire vous fera croire en Dieu", affirme l'oncle de Pi à l'auteur dans la prémisse du roman.

Et, à défaut de le faire, elle a au moins le mérite d'installer une forme de doute tout en proposant ce qui s'avère l'une des plus divertissantes histoires jamais écrites. C'est exactement ce que cette oeuvre a d'exceptionnel: que Martel parvienne à joindre les deux bouts, à créer une histoire agréable à parcourir, avec une économie de mots et de moyens, mais qui recèle aussi un sens profond, auquel il nous permet d'adhérer avec une totale liberté de mouvement, sans insister, sans jamais s'appuyer sur la morale, mais toujours sur une espèce de gros bon sens émotif.

Et pourquoi y consacrer cette chronique?

Parce qu'en quelque 330 pages, Yann Martel nous conforte dans l'idée que c'est encore dans l'art que se trouvent les réponses, sinon les bonnes questions. Que c'est à travers des récits comme celui de Pi qu'on peut toujours chercher la voie vers le sacré, qu'on peut encore trouver une forme de réconciliation avec des croyances qui nous apparaissent a priori comme la source d'un fondamentalisme à l'origine des plus terrifiants conflits mondiaux.

Parce qu'il expose ce qu'on savait déjà mais qu'il est utile de se rappeler: que ce qui divise l'humanité devrait par ailleurs l'unifier.

Tout cela vous apparaît peut-être d'une évidence et d'une naïveté enfantines. N'empêche, devant l'avalanche de produits culturels dénués de sens dont raffole le monde – vous et moi compris -, une oeuvre qui parvient à réconcilier le divertissement grand public et la métaphysique, sans tomber dans l'imbuvable paulo coelhisme, tient bien plus du miracle qu'une statue de la Vierge qui saigne des yeux.

Et pour citer un critique états-unien: "Si ce roman ne vous fait pas croire en Dieu, il vous fera au moins croire en la littérature." Ce qui demeure, en soit, tout à fait prodigieux.