Desjardins

Faites ce que je dis, pas ce que je fais

Drôle comme les preachers se révèlent souvent les plus fieffés pécheurs. Comment ceux qui font la morale et donnent des leçons se retrouvent presque inévitablement pris dans un piège qu'ils ont eux-mêmes posé.

Parmi ceux-là, comptons désormais Alain Dubuc, ancien éditorialiste en chef à La Presse, aujourd'hui président et éditeur du quotidien Le Soleil.

C'est jeudi dernier, en se portant à la défense de son éditorialiste Julie Lemieux, que le patron du quotidien s'est peinturé dans le coin. Prêchant une chose après avoir fait son contraire, il écrivait: "Le Soleil, en tant que média d'information, est soucieux de respecter, d'encourager et de défendre la liberté d'expression." Pourtant, comme le rapportaient des sources à l'interne, la direction du quotidien aurait, quelques jours plus tôt, intimé Jean-Simon Gagné, son chroniqueur de longue date, d'amputer sa chronique hebdomadaire. À défaut de quoi, elle serait retirée.

L'affaire a même débordé jusque sur les ondes où on a lu des extraits du fameux papier, finalement éliminé, alimentant le vicieux combat qui oppose André Arthur et Jeff Fillion au quotidien, ses journalistes et sa direction.

La chronique "interdite" que signait Gagné ne renfermait pourtant rien de bien offensant. Au contraire. L'auteur y exprimait un simple point de vue, dénonçant l'extrême paradoxe du Festival aérien de Québec qui, en exposant des avions de combat servant à estropier des enfants à l'autre bout du monde, contribue à générer des fonds pour la Fondation Tanguay, dédiée aux enfants handicapés d'ici…

Le chroniqueur n'avait apparemment commis aucun impair majeur, ne rapportant que des faits, pas plus qu'il n'avait versé dans un crypto-souverainisme de bas étage qui aurait immanquablement irrité ses patrons dont on connaît les allégeances politiques.

Mais pour enfoncer le clou, c'était la seconde fois en quelques semaines que le même commanditaire se voyait l'objet de railleries de la part de journalistes du Soleil. En effet, chez Ameublements Tanguay, on n'avait pas encore digéré les propos d'un collègue qui, sillonnant les rivages du lac Saint-Joseph, s'étonnait de la beauté de la résidence d'été de Monsieur T., alors qu'en ce qui concerne l'architecture postapocalyptique de ses magasins, l'homme d'affaires démontre qu'il a plutôt des goûts douteux.

Si on en croit le Syndicat des journalistes, qui aurait déposé un grief s'appuyant sur les allégations suivantes, le service des ventes du Soleil aurait été en pleine opération de séduction au moment où Gagné devait publier son texte, ce qui aurait possiblement nui à toute tractation avec le vendeur de meubles. Une écharde dans le pied des peddlers. Alors on aurait coupé le texte, paf, jeté.

Attendez, là, j'ai comme oublié… Le Soleil serait soucieux de quoi, déjà?

"Nous croyons que [la] liberté d'expression doit respecter des balises que se donne une société démocratique", palabrait encore l'éditeur dans le même texte cité plus haut, toujours en guise d'appui à Julie Lemieux, laquelle poursuit les animateurs Arthur et Fillion, qui l'ont, il faut dire, passablement traînée dans la bouette.

Est-ce que pour Alain Dubuc la liberté d'expression des autres s'arrêterait où la société (concept pour le moins flou) le commande, alors qu'à la direction du Soleil, la liberté des chroniqueurs s'estomperait là où commence le service des ventes? Remarquez, ils sont libres de faire ce qu'ils souhaitent, ce sont eux les patrons et rien ne les en empêche, à part peut-être deux ou trois principes d'éthique journalistique…

Sauf qu'il faudrait peut-être, pour ne pas nuire à la crédibilité de son journal, que l'éditeur et président cesse de se porter à la défense de la vertu. Sinon, il risquerait d'avoir l'air, si vous me permettez la lubrique analogie, de Mgr Ouellet étendu sur le lit érotique du Lady Mary-Ann.

Surtout que Gagné n'en est pas à son premier bras de fer avec la direction du Soleil. Toujours selon nos sources, les patrons auraient réservé le même sort à une autre de ses chroniques, six mois plus tôt, pour d'autres motifs qui n'ont cependant rien à voir avec un client du journal.

On aurait même indiqué à Gagné que l'espace de liberté que Le Soleil est prêt à lui octroyer n'est pas aussi vaste que celui dont il souhaite disposer.

C'est peut-être qu'ils n'apprécient pas les visées un tantinet gauchisantes – pour ne pas dire humanistes, ou pire, altermondialistes! – du chroniqueur qui traite d'autre chose que des nombrils à l'école. Essayons de les comprendre, il peut parfois devenir désagréable de se faire rappeler, d'un cocktail à l'autre, que sévit dans ses rangs un esprit subversif. "Un communiste pro-Ben Laden", comme dirait Fillion.

Mais la réaction demeure incompréhensible, surtout lorsqu'elle émane d'une administration dont le chef écrivait, peu après son arrivée à Québec, que "dans une société de plus en plus éclatée, moins monolithique, il est également fondamental qu'un quotidien puisse refléter la diversité et la variété des points de vue".

Je vous laisse tirer vos propres conclusions, mais suggérons au passage que, dans la constante refonte qui s'opère au Soleil depuis plus de deux ans, on propose comme nouvelle devise: Faites ce qu'on dit, pas ce qu'on fait.