Desjardins

Pauvre type

La semaine dernière, je vous exposais de long en large mon indignation devant l'ineptie de certains pseudo-journalistes qui, paralysés par une stupidité chronique, n'étaient parvenus à trouver d'autre coupable que le hip-hop pour expliquer l'explosion démographique des gangs de rue.

Vous passionnant pour le sujet, vous avez été très nombreux à réagir, mais ce qui m'a le plus frappé dans vos commentaires, c'est la fréquence à laquelle le terme valeurs apparaissait.

Visiblement, vous êtes nombreux à croire que certaines d'entre elles, primordiales à l'ordre social, se sont perdues. Aussi me suis-je demandé de quoi il était question au juste. Quelles sont ces valeurs? Ont-elles vraiment été évacuées en cours de route? Et si oui, pourquoi tient-on vraiment à les remettre au goût du jour?

En y réfléchissant, une image du passé a ressurgi, sans crier gare, comme sortie des limbes. Un souvenir datant d'une époque pas si lointaine.

Fin des années 80. Québec.

À la bonne petite école secondaire que je fréquentais, certains professeurs avaient malheureusement perdu la vocation. Le plus cynique d'entre eux, un prof de français aigri au possible, avait même pris l'habitude de sauter les plombs devant l'inertie intellectuelle dont nous faisions quotidiennement preuve.

"Vous êtes la génération Teflon", beuglait-il en rougissant comme un cardiaque.

"Rien ne vous colle à la peau, vous n'avez aucune passion, rien ne vous intéresse sauf vos émissions de télévision et votre musique à la con! Vous n'avez pas de morale, pas de valeurs! Comment voulez-vous enseigner à telle bande de crétins?"

Selon ce moralisateur au moral déliquescent, nous n'allions nulle part, sauf au bout de la nuit. Lui et sa génération, par contre, avaient accompli de grandes choses: ils avaient changé le visage du monde, ils s'étaient libérés du joug de l'Église, ils avaient démocratisé le savoir et ils étaient même presque parvenus à faire du Québec un pays… Après eux, le déluge, quoi.

À peu de chose près, on se serait cru dans une scène des Invasions barbares. Un peu plus et il nous citait Primo Levi…

"Vous êtes des petits crisses, des ingrats", rugissait-il encore. Sa colère ne connaissait ni limite ni pudeur. Je me souviens qu'il nous avait obligés à rester en classe pendant l'heure du dîner afin de terminer sa furieuse litanie. Et quelques jours plus tard, ça recommençait.

Le temps lui a cependant donné tort. Car parmi les membres de cette génération de tarés et d'incultes qui souffrirent le cours secondaire en même temps que moi, il y a aujourd'hui des musiciens, des auteurs, quelques comédiens, des graphistes, des peintres, des photographes, des critiques d'art… Et aussi des professionnels que je croise régulièrement au théâtre, dans des galeries, au musée ou dans les salles de concert. Pas de pervers déclarés ni de criminels endurcis, ou si peu. Et bon, il y a peut-être beaucoup d'avocats dans le lot, mais pas encore de politiciens, alors disons que jusqu'à maintenant, la morale est plutôt sauve.

Vous trouvez déplorable l'explosion émotive de ce pleutre qui ne savait plus trop à qui s'en prendre et avait choisi d'atteindre la cible la plus facile? Alors expliquez-moi en quoi elle diffère de notre condamnation épidermique du schéma de valeurs des adolescents et des jeunes adultes d'aujourd'hui?

Sommes-nous vraiment à la hauteur pour pouvoir porter un jugement sur tout un pan de la population en nous élevant comme les défenseurs de la morale et de la vertu? Faites donc votre examen de conscience pour voir.

À ce sujet, j'ai appris il y a quelques années que notre professeur apparemment devenu allergique aux jeunes avait été suspendu ou renvoyé – me souviens plus du verdict exact – pour avoir peloté une étudiante. Une histoire authentique, juré.

Nous étions imperméables et n'avions ni morale ni valeurs, disait-il?

Apparemment, lui, c'est surtout dans les bobettes qu'il avait du Teflon. Pauvre type, va.