Desjardins

Les petits gâteaux

Depuis des mois, toute l'industrie du disque a le même chapelet de mots à la bouche: piratage, téléchargement, brûlage, copie, musique en ligne.

Voilà un sujet sensible qui est non seulement dans l'air du temps, mais qui expose parfaitement les contradictions de l'époque à laquelle nous vivons: un début de siècle où la technologie est à la fois le sauveur et la menace.

Une époque de flous que toutes les lentilles du monde n'arrivent plus à mettre au point.

Comme le cas du dossier du piratage où tout n'est pas noir ou blanc, où il n'y a pas que de pauvres artistes exploités contre d'infâmes technophiles adolescents qui leur sucent le sang. Pas de logique manichéenne. Même qu'on pourrait dire que, dans ce cas-ci, s'affrontent autant, sinon plus, de visions du phénomène qu'il y a d'acteurs, tel qu'en témoigne l'ambiguïté de leurs réactions.

Prenez Sébastien Plante, le chanteur du groupe Les Respectables qui, au printemps dernier, me confiait justement à propos du piratage: "Je trouve que c'est écoeurant, c'est du vol", pour ensuite faire volte-face deux phrases plus loin en m'indiquant que "en même temps, la musique, ça devrait toujours être gratuit, ça appartient à tout le monde".

Une contradiction tout à fait compréhensible qui nous envoie vers le noeud du problème.

L'opposition entre le sacré et le profane, entre l'art et la business, sortie de la bouche d'un musicien qui veut pouvoir en vivre, mais qui comprend aussi que le pouvoir de la musique s'étend bien au delà de son potentiel de commercialisation.

Alors pendant qu'on cherche en vain des stratagèmes pour contrer l'explosion technologique, on évite cette question fondamentale sur la place de l'art dans la société.

Parce qu'il n'y a pas que l'anarchie techno qui soit à l'origine de ce phénomène, mais aussi notre vision du monde.

Aussi, il est d'autant plus détestable de s'apercevoir que ce sont encore les moyens et petits joueurs qui pâtissent, pas les transnationales qui peuvent aussi bien se départir d'une compagnie d'eau gazéifiée ou de climatiseurs pour effacer leurs pertes.

Des petits joueurs comme ceux que représente l'ADISQ, mais qui se mettent le doigt dans l'oeil jusqu'au coude lorsque vient le temps de défendre leur minuscule fief.

"Si je peux télécharger de la musique gratuitement, je veux pouvoir aller au dépanneur, manger deux petits gâteaux et sortir sans payer", disait Guy A. Lepage lors du récent gala de l'ADISQ. Voilà une analogie bancale qui contribue à alimenter notre vision réductrice de la musique, comme s'il ne s'agissait qu'un d'un autre objet dans le tourbillon de la consommation rapide.

Si vous voulez sauver le disque, dites-leur plutôt: "Si je peux télécharger de la musique gratuitement, je veux pouvoir aller voir un analyste sans payer, je veux qu'on m'offre une porte de sortie de l'ennui du monde, je veux pouvoir sublimer ma détresse dans celle de ceux qui savent mieux l'exprimer, comprendre à quoi rime l'existence, vivre un moment d'éternité, tout ça, sans payer un sou."

Parce que la musique, c'est bien plus qu'une caisse de bière, un journal jaune ou une antenne satellite.

Moi, ça a complètement chamboulé mon existence, des dizaines de fois.

J'en connais même à qui la musique a carrément sauvé la vie.

Alors d'après vous, une vie, ça vaut combien de petits gâteaux?