Desjardins

Erreur sur la personne

Saviez-vous que The Edge, le guitariste du groupe U2, est exaspéré de voir son collègue Bono s'afficher en compagnie de politiciens?

Paraît qu'il souffre de voir son compatriote irlandais louanger les politiques internationales de certains gouvernements qui, plus souvent qu'à leur tour, violent les libertés des citoyens de leur propre pays, ou encore les droits d'individus provenant d'autres contrées que celles visées par les bonnes oeuvres du chanteur.

Selon The Edge, les politiciens seraient tous des crosseurs.

Évidemment, vous vous dites: avec le presque plusse meilleur pays du monde, Bono peut difficilement se tromper!

Nous formons une nation démocratique, civilisée, où les droits civils sont respectés. Après tout, nous ne vivons ni en Iran ni en Libye, et encore moins au Kurdistan ou au Liberia.

Pourtant, la semaine dernière, en entendant Bono féliciter notre premier ministre sur ses derniers milles, j'ai eu la désagréable sensation qu'il décrivait quelqu'un d'autre.

Lui et moi connaissons-nous le même Jean Chrétien? Celui qui aurait ordonné que tout soit mis en oeuvre pour tenir les manifestants en retrait au Sommet de l'APEC à Vancouver. Celui qui, considérant ses concitoyens dégoûtés de voir le gouvernement canadien accueillir Suharto, un tyran responsable de la mort d'au moins 200 000 habitants au Timor Oriental, les a renvoyés chez eux à grands jets de poivre de Cayenne… juste avant de faire des jokes de moron pour justifier des actes d'une violence injustifiable.

Le chanteur de U2 savait-il aussi que, au récent Sommet des Amériques, ici même, son deuxième politicien canadien favori avait laissé sa police montée faire preuve de zèle excessif, de francophobie, de haine, et d'un mépris suffisant pour donner à notre pays une voix de fausset dans le concert des nations? Et ce n'est pas seulement moi qui le dis, il y a aussi la commissaire aux plaintes à la GRC qui l'a fait, dans un rapport publié à peine quelques jours avant que ne débute la chorale des louanges, d'un océan à l'autre.

Mais bon, Bono n'était pas là que pour saluer le départ de Johnny. Il était aussi venu souhaiter la bienvenue à l'impénétrable Paul Martin, désormais à une technicalité près d'accéder au poste de calife qu'il convoite depuis trop longtemps.

Un autre politicien auquel Bono accorde toute sa confiance.

Mais le chanteur connaît-il vraiment Paul Martin? Sait-il que la compagnie qui a fait la fortune de celui qu'il décrit comme "n'étant pas préoccupé que par l'argent", la Canadian Steamship Lines, adopte des pratiques pour le moins douteuses? Comme celle d'acheter un navire, d'en changer le pavillon, puis de jeter tout l'équipage par-dessus bord pour le remplacer par des Ukrainiens à 25 cents de l'heure.

Vous, vous le saviez déjà. Et j'aurais pu vous évoquer le souvenir d'Alfonso Gagliano, de l'Auberge de Grand-Mère, de toutes les tractations douteuses de Chrétien et Martin, de la pige dans la caisse d'assurance-chômage aux coupures des transferts en santé, mais je ne vous aurais rien appris. À vous, non, mais peut-être que Bono, lui, n'était pas au courant?

Ou peut-être qu'il s'en fiche. Peut-être qu'il se dit que l'effacement de la dette des pays du tiers-monde peut bien s'accommoder de quelques petites entorses à la démocratie et à l'éthique. Peut-être se dit-il que, à côté du Bloody Sunday, le Sommet des Amériques a l'air d'une activité de camps scouts. Et en relativisant de la sorte, il n'aurait pas tort.

Sauf que je comprends The Edge d'être fatigué de voir son pote faire le pitre de la sorte.

Parce qu'il est en droit de se demander: jusqu'où l'élastique de la morale peut-il s'étirer, même au profit d'une noble cause?

"Les organisateurs du Parti libéral regretteront probablement de m'avoir invité ici", disait Bono la semaine dernière, ajoutant qu'il talonnerait Paul Martin afin qu'il respecte ses engagements.

Mais gageons que c'est Bono qui regrettera d'avoir accepté l'invitation, surtout quand il constatera la portée des politiques néolibérales de notre ex-ministre des Finances, et le mensonge dans lequel il s'est drapé pour défendre sa cause.