Desjardins

Persona non grata

Mohamed a l'air fatigué. Brûlé. Depuis près d'un mois, il se terre au sous-sol de l'Église unie Saint-Pierre, tout en haut de la rue Sainte-Ursule dans le Vieux-Québec. Des semaines sans se promener dehors, pointant seulement son nez à l'extérieur de temps à autre pour en griller une.

"Je manque un peu de lumière", me dit-il. "Sans farce", que je lui réponds, observant la tristesse qui transpire de son visage pâli, émacié.

Le 10 février dernier, il devait se présenter aux bureaux de l'Immigration, mais craignant qu'on ne le place en détention pour son refus de collaborer à sa déportation en Algérie, il a préféré se réfugier dans un sanctuaire d'où on ne pourrait le déloger. Et parti comme c'est là, il ne verra pas la neige fondre, n'ira pas chez Krispy Kreme avant que la plupart d'entre nous ne s'en écœurent et n'entendra probablement pas les concerts du prochain Festival d'été autrement qu'en échos et en sourdine.

Enfin, s'il persiste jusque-là.

"Parce que généralement, le gouvernement opte pour une guerre d'usure", me rappelle-t-il, planté dans un décor qui s'apparente au souvenir que j'ai conservé des sous-sols de banlieue de mon enfance, les boîtes de collerettes blanches et le thé à la menthe en prime. "Ils ont fait ça avec des familles, ils les laissent attendre jusqu'à ce qu'elles se découragent et sortent." Certaines se font prendre et renvoyer chez elles, d'autres fuient dans la clandestinité, vers l'Europe, où l'on collectionne littéralement les sans-statut. Un drame devenu presque banal.

Mais Mohamed Cherfi n'est pas comme les autres réfugiés. Il est plutôt du genre dangereux, avec des idées assez arrêtées sur des notions élastiques en démocratie, comme la justice sociale et les droits de l'homme.

Quand le premier ministre Jean Chrétien, pour des raisons économiques et diplomatiques, a levé le moratoire sur les réfugiés algériens en 2002, Cherfi s'est élevé contre cette mesure qui allait l'obliger, lui et ses 1060 compatriotes en exil, à regagner le pays de tortures, d'exactions et d'emprisonnements qu'ils avaient fui.

Devenu porte-parole du Comité d'action des sans-statut, il forcera les ministres Trudel et Coderre à adopter une politique équitable pour ses confrères, mais se verra lui-même refuser le statut de réfugié pour manque d'intégration. "C'est assez arbitraire comme décision, avance-t-il, et surtout, on m'avait arrêté lors de manifestations pacifiques, on m'avait vu en compagnie de Jaggi Singh, à qui j'ai beaucoup été associé, même si nous ne travaillions pas vraiment ensemble, alors j'étais surtout devenu une sorte d'ennemi du pouvoir politique."

J'ai envie de demander à Mohamed s'il est déçu de l'état de la démocratie au Canada, s'il s'était imaginé un havre d'humanisme où on ne renvoie pas les gens dans un pays qui implose sous la force des extrémistes religieux, tout ça parce qu'on soumet une opinion différente de celle du gouvernement et de ses fonctionnaires. Parce qu'on fait chier un peu, mais pas trop.

Je lui demande si son rêve de liberté s'est à tout jamais brisé, s'il croyait trouver mieux que ce qui l'attendait finalement ici.

Il me regarde dans les yeux, avec les siens un peu tristes, et me sourit pour la première fois depuis que nous nous sommes assis, face à face, dans ce vaste ersatz de cave de bungalow où ne manque qu'une table de ping-pong.

Il me raconte comment les administrations québécoises et canadiennes l'ont bousculé, lui ont menti, renvoyant aux calendes grecques la conclusion heureuse qu'on promettait pourtant à son dossier. Il me raconte aussi son arrestation violente à Ottawa, lors de l'occupation pacifique d'un bureau ministériel, il me parle de la douleur de l'électrocution qu'il a subie alors, me montre la photo de son ami Jamel, à qui un agent a infligé un coup de crosse en plein visage, de ses symptômes post-traumatiques, et de cet autre compagnon qui avait perdu connaissance, sous la décharge des tazer guns, et dont les flics faisaient gigoter le corps inerte en s'envoyant des blagues immondes.

Puis il prend une pause, comme pour rassembler secrètement les images heureuses de ses six années passées ici, depuis qu'il a refusé de faire son service militaire en Algérie, pour ne pas alimenter le vortex de la violence qui aspire son pays d'origine vers le néant.

Il pense sans doute à ses nouveaux amis, et à sa copine qui vient lui rendre visite dès que possible quand il me dit: "Mais c'est quand même bien ici."

Pas bien, lui dis-je, mais plusse meilleur.

Et pour la première fois en une heure, Mohamed se marre.