Desjardins

Ennemi public #1

Mohamed Cherfi s'est mis le doigt dans l'œil. Jusqu'au coude.

Il croyait que les autorités le laisseraient moisir dans son sous-sol d'église jusqu'à ce qu'il pète les plombs. Qu'on lui réserverait le même supplice d'isolement qu'aux réfugiés s'étant planqués dans un sanctuaire avant lui.

Mais, comme je vous le disais la semaine dernière: Mohamed n'est pas un réfugié comme les autres.

Il a donc fallu sortir les grands moyens pour le déloger. Quitte à violer le sanctuaire où il avait trouvé refuge en usant de prétextes fallacieux au possible, enjoignant notre bonne grosse police servile à joindre la danse macabre de la déliquescence de nos traditions. Comme preuve de la duperie des forces policières, à peine quelques heures après son arrestation, on laissait tomber ledit prétexte (un bris de conditions dans une cause pendante faisant suite à son arrestation dans une manif) pour confier l'affaire à l'Immigration (tiens donc!), et Mohamed partait pour Montréal, puis pour les États-Unis, où il sera détenu en attendant son éventuelle déportation.

"Mais si c'était un terroriste?" se sont interrogés les plus scrupuleux d'entre vous, en réaction à ma chronique de la semaine dernière.

Eh bien, j'ai une nouvelle pour vous: c'en est un. Mais probablement pas au sens où vous l'entendez.

Probablement pas de ceux qui magasinent du Semtex dans Internet et qui s'inscrivent à un cours de pilotage d'avions de ligne. Mais plutôt du genre à faire exploser la vérité. Du genre à s'asseoir dans le bureau d'un ministre en attendant qu'on le force à quitter, menotté, battu, électrocuté. Du genre à manger des volées pour que justice soit faite. Du genre à sacrifier sa propre liberté au profit de celle des siens. Ce qu'il a fait en défendant les droits des sans-statut au cours des dernières années.

La terreur qu'il a répandue jusqu'à maintenant n'a fait aucun mort, et les seuls blessés se comptent dans ses propres rangs. Cette terreur ne se lit que dans les yeux des politiciens et des fonctionnaires dont il a dénoncé l'inertie. Elle ne se ressent que dans les couloirs de l'Assemblée nationale et de la Chambre des communes.

Et peut-être aussi en Algérie, si j'en crois Mohamed, qui m'affirmait, lors de notre rencontre, avoir reçu la visite d'émissaires du consulat: "Ils m'ont demandé de cesser de parler en mal de l'Algérie, m'a-t-il dit en souriant pour cacher son malaise. Ils sont venus jusqu'ici pour me dire ça, alors oui, je crains un peu pour ma sécurité si je dois retourner là-bas."

Si Cherfi fait aussi peur aux gouvernements, c'est sans doute parce qu'il incarne une idée pure de la démocratie que, cyniques, nous avons évacuée depuis trop longtemps. Parce qu'il avait le pouvoir de nous démontrer que dans notre pays, sous le vernis de l'État de droit, nous sommes trop souvent soumis à une dictature institutionnelle où des fonfons ont droit de vie ou de mort sur les individus, surtout si ceux-ci les égratignent.

J'ai écrit trois chroniques sur la liberté d'expression au cours du dernier mois. Trois chroniques qui me paraissent d'une totale futilité devant l'échec de Mohamed à venir vivre dans un pays où il aurait le droit de s'exprimer, et duquel on le rejette justement parce qu'il s'en est prévalu.

Peu importe si je suis d'accord ou non avec les revendications des groupes de social activists dont il faisait partie, peu importe si moi-même je trouve leurs représentants parfois folkloriques et un brin paranos, je veux qu'ils aient encore et toujours le droit de s'exprimer. Je veux entendre cette autre voix discordante. Je ne veux plus jamais qu'on les fasse taire en les envoyant se faire pendre ailleurs. Comme cela semble le cas pour Mohamed.

À ce propos, "le gouvernement canadien risque d'avoir ça sur la conscience", disait l'ancien journaliste algérien Hakim Sidhoum dans un quotidien dimanche dernier.

Mais lui aussi se trompe. Le doigt dans l'œil, jusqu'au coude. Parce que le gouvernement canadien démontre chaque jour qu'il est une bête à sang froid, une machine insensible, un monstre d'ego.

J'aimerais être dans l'erreur, mais si c'était le cas, on aurait peut-être pris le temps de juger Cherfi pour les crimes dont on l'accuse avant de le "shipper" dans la première voiture banalisée venue pour l'envoyer au sud de la frontière, en s'en lavant les mains.

Et aujourd'hui, j'ai honte. Au point où je trouve particulièrement dommage qu'on ne puisse pas transférer sa propre citoyenneté à quelqu'un d'autre. Car même si je le connais très peu, je fourguerais bien la mienne à Mohamed.

D'autant que, plus ça va, et moins j'en veux.