Desjardins

Le village fantôme

Si j'étais un adolescent de Huntingdon en Montérégie, je me préparerais à un été d'enfer.

Prévoyant que le maire fascisant du village réussira à faire passer son règlement interdisant aux moins de 18 ans de flâner dans les rues passé 22 h, je fourbirais mes armes.

Façon de parler, bien sûr.

Avec mes chums, je formerais une espèce de commando. Rien de bien méchant. Pas pour faire mal à qui que ce soit, surtout pas aux chiens ou aux chats, mais juste pour faire chier un peu. On n'aurait pas de guns, ni d'arcs, ni d'arbalètes, ni d'épées; pas de cocktails Molotov ni de pipe bombs, mais peut-être un sling shot et un canif suisse pour faire nos coups.

Et des coups, on en ferait. À commencer par la maison du maire qui serait notre principale cible. La plus dangereuse, bien sûr, parce que la mieux gardée, mais de loin la plus séduisante.

La plus séduisante parce que si j'étais un adolescent de Huntingdon, ces jours-ci, le maire serait le symbole de la répression, le visage de l'incompréhension d'une génération qui nous aurait mis au monde et voudrait maintenant qu'on disparaisse de sa face.

Donc, quand la sirène des pompiers retentirait à 21 h 45 pour nous avertir, je rentrerais sagement chez moi, j'attendrais jusqu'à très très tard, quand les flics de location roupilleraient sagement dans leurs voitures, puis j'irais rejoindre les autres membres de ma gang dans un parc, à l'abri des regards.

En passant, je vous promets qu'on ferait autrement preuve d'imagination que les tarés qui ont fait ces graffitis sur les pierres tombales qu'on a vues à la télé. D'autant plus qu'ils ont fermé la piscine du village pour l'été et qu'on n'aurait pas grand-chose à faire de nos journées, sinon fomenter des coups pendables. Nous pourrions élaborer des plans inutilement compliqués pour ensuite les suivre rigoureusement. La planification serait exaltante, un moment de concentration pure, comme les examens de fin d'année, en plus l'fun.

Si j'étais un adolescent de Huntingdon, donc, je leur montrerais, à tous ces jeunes vieux et ces vieux cons, de quoi nous sommes capables quand on nous met au défi. Je leur montrerais que la jeunesse, si elle n'a pas même besoin d'une raison pour verser dans la dissidence, parce que c'est dans sa nature, peut cependant receler une véritable bombe à retardement quand on lui donne une motivation légitime pour rompre avec l'ordre établi.

Je prendrais ma revanche.

Je me mettrais même à acheter les journaux pour pouvoir lire les entrefilets concernant la nouvelle vague de crimes contre la tranquillité dans mon patelin, malgré le couvre-feu. Je rirais bien avec mes potes de voir la mine dépitée du maire devant sa maison recouverte de papier cul; son visage pâle de n'avoir pas dormi depuis quelques jours, constamment réveillé par les pétards que nous ferions sauter sous la fenêtre de sa chambre, toutes les nuits, depuis une semaine.

Et peut-être que je me ferais prendre à un certain moment, mais ça ne me dérangerait pas trop. Je serais le héros du village. Celui qui s'est levé contre l'injustice, et je serais enfin fier de quelque chose.

***

Vous vous demandez comment je réagirais si j'étais le père de cet adolescent?

Je n'approuverais sans doute pas qu'il ait dégonflé les pneus des voitures de tous les conseillers municipaux, ni qu'il ait versé des bidons de colorant végétal dans leurs piscines.

Je ne sourirais pas en allant le chercher au poste à 3 h du matin, bien que de voir la gueule déconfite du maire dans les journaux m'aurait bien fait marrer, moi aussi, et je devrais songer à la punition à imposer à mon fils, par principe plus qu'autre chose.

Puis, le lendemain soir, en écoutant le silence aliénant dans les rues désertées de mon village devenu un véritable dortoir, je déciderais qu'il est sérieusement temps de foutre le camp de ce trou.

Avant que la folie ne vienne à bout de nous tous.