Desjardins

Le supplice de la goutte

Sainte-Foy, à deux pas de l'université. L'air est saturé du parfum écrasant des lilas. Des retraités émergent de leurs plates-bandes pour mieux y replonger, presque en cadence: on croirait une chorégraphie un peu grotesque. Un peu gériatrique aussi. Bungalows et lumbagos.

Inconsciente du ballet qui bat son plein à l'extérieur, Anabelle est là, assise devant moi, dans son salon de première maison de banlieue. Son bébé gazouille dans sa chambre.

C'est le mélange d'indignation et de désespoir émanant de sa lettre qui m'a amené à l'appeler. Elle venait de recevoir le dépliant du gouvernement du Québec intitulé Réaliser le Québec de demain. Dedans, des statistiques et des chiffres qui, sur papier, démontrent hors de tout doute que le gouvernement de Jean Charest encourage la famille, met l'accent sur l'éducation, soutient le développement social. Exemple patent de cette indiscutable réussite, ces 200 000 nouvelles places en garderie promises d'ici 2006.

Dans la réalité, et malgré ces chiffres rassurants, Anabelle cherche toujours une place pour son bébé de neuf mois, mais n'en trouve pas. Ou enfin si, mais à Val-Bélair ou à Charlesbourg. Autant dire le bout du monde pour un couple d'étudiants au doctorat qui n'a pas de voiture.

– J'ai tout essayé: les crises de larmes, les appels répétés, désespérés, je n'ai rien trouvé, me dit-elle.

– Et…

– Je me sens trompée.

– Par le gouvernement?

– Ben oui. En lisant ce document-là, j'ai eu l'impression qu'on se moquait de moi. Quand tu n'es pas dans le système des garderies, de loin, ça paraît bien ces chiffres-là, mais en réalité, c'est encore l'enfer. Je suis sur toutes les listes d'attente, je m'y suis inscrite à trois mois de grossesse, ça fait donc un an, et toujours rien. Je n'en ai pas contre le système universel, au contraire, poursuit-elle. Mais j'ai l'impression que ça ne fonctionne pas. Si on offre un système comme celui-là, qu'on investisse pour vrai afin qu'il soit au moins accessible dans des délais raisonnables. Sinon, qu'on l'élimine et qu'on module les frais selon les revenus. Mais bon, même dans les garderies privées, il n'y a pas de place non plus.

– Et les gardiennes à la maison?

– Ça coûte les yeux de la tête. Puis je me vois bien mal engager une immigrante et la sous-payer, d'autant plus que j'étudie en relations industrielles… Les grands-parents sont encore actifs, donc pas disponibles, je viens de passer un an en congé de maternité à mes frais, parce que je suis étudiante, mais là, il faut que je reprenne mes études… Je ne sais pas ce que je vais faire.

En d'autres temps, Anabelle était un peu comme l'enfant sur la couverture de ce document de propagande gouvernementale, perdu dans un veston d'adulte. Pas qu'elle soit immature, mais elle avait cette naïveté qui lui faisait porter la réalité comme un vêtement trop grand. Naïveté qu'elle admet volontiers, et qui prenait la forme d'une certaine confiance dans ce système, qu'elle savait capricieux, mais pas à ce point.

Ainsi, nous vivons dans un pays où le contact avec ses institutions prend souvent la forme du supplice de la goutte. Torture silencieuse qui érode notre confiance, lentement, patiemment, jusqu'à la rupture.

Révoltant, dites-vous? Non. Désolant, mettons.

Ce qui est révoltant, c'est le triomphalisme de ce document distribué à la grandeur du Québec. Regardez comme cela va mieux, clame le feuillet bleu, blanc et rouge, aux couleurs du Parti libéral. Regardez comme nous l'aimons la famille, qui élève de futurs payeurs de taxes qui s'acquitteront de la dette et des factures du système de santé d'éventuels boomers grabataires.

C'est pour cela qu'Anabelle a écrit son courroux aux journaux.

Non pas parce qu'elle a perdu toute confiance dans nos institutions, mais parce qu'elle a l'impression qu'on lui rit au visage. Elle en a assez. Et vous aussi, je le sens.

ooo

Une autre histoire de marmots pour conclure. Plutôt drôle, celle-là. En page 29 du nouveau magazine du cinéma Le Clap, ma femme me pointe du doigt la programmation des matinées parents-bébés. Dans deux des trois programmes à l'affiche, on projettera… Aurore.

Elle me regarde d'un drôle d'air. Le même que vous prenez en ce moment.

Ben quoi, saviez pas encore que le cinéma comporte aussi des vertus éducatives? Puis de pouvoir amener son enfant avec soi, cela en fait presque un atelier pratique.

Au fait, chérie, pourrais-tu vérifier s'ils distribuent des fers à repasser à l'entrée?