Desjardins

Les cruches

C'est une lapalissade: la radio commerciale n'ose pas. C'est pire encore lorsqu'il s'agit de grands réseaux où chaque musique jouée en ondes doit être marquée du sceau d'approbation d'un directeur de la programmation, le plus souvent terré dans un bureau du centre-ville de Montréal. Vous avez bien compris: les succursales régionales des conglomérats radiophoniques sont branchées à une sorte d'ordinateur central dans lequel sont inscrites toutes les pièces qui peuvent être passées, toutes sélectionnées par la direction, et cette playlist reflète le parfait conformisme de la plupart de ces postes.

Au dernier gala de l'ADISQ, alors qu'il venait quérir une kyrielle de trophées amplement mérités, Pierre Lapointe s'en indignait, soulignant l'immense pouvoir de diffusion de ces radios. L'intention était peut-être noble, mais il faudra lui dire qu'en se plaignant ainsi, il aura surtout gaspillé sa salive.

Car si, pour les radios commerciales, la "chanson" n'a d'autre valeur que celle du marché, la même logique s'applique à plusieurs autres sphères du milieu de la musique, toutes aussi coupables de la propagation de cette vision réductrice.

Souvenez-vous, il y a deux ans, à ce même gala, quand Guy A. Lepage s'était lancé dans un monologue à propos du piratage, il avait alors comparé la musique à des petits gâteaux. En substance, il disait: si je peux télécharger gratuitement une chanson dans Internet, alors je veux pouvoir entrer dans un dépanneur, prendre un petit gâteau et quitter sans payer. Tout le monde a applaudi.

J'avais alors écrit que tant que nous considérerons la musique sous l'unique angle de l'objet de consommation, que nous omettrons de parler de la création, de toute sa dimension émotive, du rapport existentiel qui nous y attache, il ne faudra pas s'étonner de l'ampleur du phénomène du piratage. Un ado ne peut pas télécharger sa nouvelle paire de runnings Puma, ni ses jeans Diesel, ni son t-shirt Volcom, ni son trio chez McDo. Mais s'il le pouvait, il le ferait. La seule différence avec la musique réside donc dans la POSSIBILITÉ d'y avoir accès gratuitement, puisqu'il la considère comme une distraction parmi tant d'autres.

Dans la même lignée idéologique, pour les radios commerciales – et là, je parle encore des grands réseaux qui dominent le paysage des ondes hertziennes au Québec -, la musique est justement ramenée à cet état de pur objet de consommation. Pire encore, c'est un leurre. Un leurre qui cache un hameçon. Personne dans ces boîtes n'a pour mission de vous faire découvrir quoi que ce soit, même lorsqu'ils le prétendent. Leur seul objectif, c'est de vous garder scotché à leur fréquence le plus longtemps possible et de faire grimper leurs cotes d'écoute pour vendre plus de publicité, plus cher. Point barre.

On ne joue pas de la musique sur les ondes de ces radios, on vous propose un environnement sonore confortable, en terrain familier. On vous repasse la même nouveauté trois ou quatre fois par jour afin qu'après une semaine, vous ayez l'impression de l'avoir toujours connue. On vous régurgite de vieux succès, du rock classique (quelle antinomie!), de la chanson sirupeuse: tout dépend du public qu'on vise et du décor dont a besoin ce même public pour se sentir à son aise. Cela s'appelle un format.

Est-ce bien ou mal? Là n'est pas la question, c'est juste comme ça, et ni moi ni Pierre Lapointe n'y changerons quoi que ce soit. Ainsi va le monde…

Appelez ça de l'élitisme culturel si vous voulez, mais il existe deux sortes de musique: de la musique pour la musique et de la musique pour vendre. Ce qui rend tout cela un peu flou, ce sont les transfuges, des petits miracles du triomphe de l'art sur la marchandisation. C'est le cas de Pierre Lapointe, des Cowboys Fringants, des Trois Accords ou de Jean Leloup, pour en nommer quelques-uns.

Et qu'est-ce qui fait la différence? Qu'est-ce qui leur permet de passer du réseau confidentiel des radios publiques, universitaires et communautaires à l'explosion de diffusion des radios commerciales?

Outre les manigances qu'on imagine, les deals qu'on se figure, il y a bien sûr la qualité du matériel que ces artistes proposent, mais surtout, il y a nous, les auditeurs. Ceux qui réclament ces chansons et changent un peu la donne, parfois.

Attaquer les radios commerciales, c'est donc prendre le problème à l'envers, puisqu'elles ne font qu'exploiter notre paresse. Parce que découvrir de la nouvelle chanson, ça demande de l'attention, de l'effort. Il faut se sortir de son plein gré de sa petite zone de confort, il faut fréquenter d'autres fréquences.

Et elles sont là, ces quelques rares stations privées indépendantes, et les nombreuses radios plus underground qui débroussaillent, qui découvrent, qui osent.

Ce n'est donc pas le manque de courage des directeurs de programmation -pour la plupart des tatas de marketing et non des critiques musicaux – qu'il faut questionner, mais plutôt l'inquiétante indolence des auditeurs qui se laissent si docilement remplir.

Sauf qu'en révélant la véritable nature de ce problème, qui en est surtout un de valeurs à l'échelle occidentale, nous risquerions d'être choqués par ce très douloureux constat de ce que la société de loisirs a fait de nous, et avec notre bénédiction: des cruches.