Desjardins

Moins que zéro

Cette chronique sera un ersatz de département des plaintes. Pas tout à fait cet amalgame sadomaso de courriers fielleux dont je vous régale de temps à autres, puisque je n'y publie qu'un seul message, glané sur notre site Internet. C'est une réponse, mais c'est aussi une question qui renvoie à mon commentaire de la semaine dernière sur les entreprises de déculpabilisation que sont les campagnes de charité du temps des Fêtes. C'est signé François Tessier, on se reparle à la fin de son histoire qui concerne son beau-frère itinérant.

Appelons-le Jean-Pierre, nom fictif, pour respecter son intimité. Jean-Pierre a un bac en philo. Un jour, ses neurones se sont mises à déconner. Il a été diagnostiqué schizophrène. Pas jojo comme maladie. Jean-Pierre avait déjà presque 45 ans lorsque tout d'un coup la maladie s'est déclarée. Alors, de fil en aiguille, il a descendu les marches vers l'enfer, une à une. Sa maman a plus de 85 ans. Ses frères et sœurs sont, comment dire, sur les rotules. Aujourd'hui, JP est dans la rue. Il est seul, hurle et pleure. Parfois, il se prend pour Salvator Dali, d'autres fois, pour Maurice "Mom" Boucher. JP n'a que nous (mon chum pis moué) pour l'aider. Mais nous ne pouvons rien faire de bien, bien grandiose, car nous ne sommes pas une institution, non plus. Aucun CLSC ni hôpital ne veut de lui: on ne s'occupe plus des schizos. On les crisse dans la rue! JP mange… une fois par semaine, les bonnes périodes. Il ne quête même pas: il est trop perdu! Nous, on est sans ressource, on fait ce qu'on peut, mais on n'est pas docteur. JP se promène d'organisme en organisme, qui offrent un peu de linge et parfois un peu de nourriture… Ces organismes vivotent. La plupart du temps, leur seule source de revenu, c'est… la GUIGNOLÉE DU TEMPS DES FÊTES. Eux, ce qu'ils se disent à la Guignolée, c'est: on sait que c'est juste un plaster, mais on peut-tu au moins l'avoir, ce plaster-là… C'est mieux que zéro, me faisait remarquer une bénévole l'an passé! Elle a raison. C'est mieux que zéro. Puis, je voudrais demander à David Desjardins: combien qu'il donne par année pour les itinérants? À qui donne-t-il, s'il ne donne pas à la Guignolée. Ça m'intrigue de savoir où donnent-ils leur argent, ceux qui sont CONTRE la GUIGNOLÉE?

C'est le récit de la petite horreur du monde au quotidien. Le plus accablant, c'est qu'ils sont légion depuis les politiques de désinstitutionalisation.

Mais avant que je ne réponde aux questions, rappelez-vous, l'an dernier, le message de la Guignolée des médias qui disait: cet enfant n'aura pas de quoi manger à Noël. C'était évidemment un mensonge, puisqu'à Noël, tout le monde a de quoi manger, justement grâce à ces campagnes de charité qui font leurs choux gras – si vous me permettez l'expression – de cette culpabilité épisodique, et dont je vous soulignais surtout qu'elles sont bien insuffisantes.

Avez-vous entendu le nouveau message radio pour la Guignolée des médias cette année? Disons qu'ils ont un peu rectifié le tir. Un prof y demande à ses élèves ce qu'ils souhaitent pour Noël. Le premier répond qu'il veut un snowboard, genre. Le second, lui, qu'il voudrait avoir à manger à tous les jours de l'année. Pas à Noël, pas à Pâques, pas à la Saint-Jean-Baptiste: TOUTE L'ANNÉE.

D'accord pour le plaster, M. Tessier. Mais qu'est-ce qu'on fait après, quand ça continue de saigner?

Maintenant, je réponds à votre autre question: qu'est-ce que je fais pour aider les pauvres, et les itinérants en particulier? Pour les itinérants, pas grand-chose, mais disons que je commence par ne pas les mépriser. Parfois, je leur donne des sous, mais la plupart du temps, non. Ce que je fais alors? Je les regarde dans les yeux, je leur fais un sourire qui veut dire: désolé, pas pour cette fois-ci, mon vieux. "Merci quand même, bonne journée", répondent-ils souvent. Cette politesse, même feinte, me fait sentir très, très petit.

En ce qui concerne les pauvres, de manière plus générale, je paie des masses de fric, comme vous sans doute. Cela s'appelle des impôts, des taxes. Je chiale un peu, je rechigne, comme tout le monde, mais je me raisonne en me répétant que c'est normal, que je vis très bien, que je fais ainsi ma part.

C'est après que ça se gâte. Quand les politiciens prennent possession de mon fric. Et du vôtre. Car il n'y a pas pire cynisme que celui de gens censés défendre des idéaux et qui prennent la pauvreté comme une chose triste, mais inévitable, comme une simple fatalité. Des gens qui parlent de redistribution de la richesse, mais qui n'y croient simplement pas, alors qu'ils sont les seuls à pouvoir vraiment changer la donne.

J'emprunte une vieille formule afin de conclure que, pour ces politiciens, et pour le public en général qui votera aux prochaines élections à la faveur de baisses d'impôts et non d'une meilleure utilisation de cet argent, votre récit constitue malgré tout un drame.

Le problème, c'est que parmi mille histoires comme la vôtre, étalées sur toute l'année, la vie brisée de Jean-Pierre ne devient qu'une statistique. Un autre cas à inscrire dans la colonne des moins que zéro.