Desjardins

Le silence

Pas un chat. Pas un chien. Pas un son. Pas même le chuintement d'un système de climatisation qui, de toute manière, ne pourrait fonctionner puisqu'il n'y a toujours pas d'électricité ici.

Dans le quartier Lakeview, banlieue modestement bourgeoise de La Nouvelle-Orléans, il ne reste plus que des carcasses de voitures et des maisons vides, leur contenu réduit à l'état d'amas de glaise duquel dépasse parfois une patte de chaise, un morceau de matelas. Souvenirs d'un quotidien paisible qui a cédé le pas à la désolation.

Sur le mur de briques d'une petite maison, à seulement quelques mètres de la digue qui a cédé il y a huit mois, les propriétaires ont écrit avec de la peinture en canne: don't worry, we're safe. Pas très loin, sur un panneau de contreplaqué qui a remplacé la fenêtre du salon d'un bungalow, on peut lire: Allstate gave me 10 000$ for this. De cette demeure, il ne reste pourtant que les murs extérieurs, et les restes d'un toit.

Parenthèse. Je lis ce matin que les compagnies d'assurance connaissent une excellente année financière aux États-Unis, malgré les nombreux ouragans. On comprend pourquoi maintenant. Fin de la parenthèse.

Le minibus glisse lentement sur l'asphalte gondolé, contournant les amoncèlements de débris qui débordent des terrains jusque dans la rue. Nous croisons une voiture qui roule elle aussi très lentement: ses occupants pratiquent le même genre de tourisme que nous, soit la visite des ruines post-Katrina.

Ainsi, à bord d'un petit camion, le même guide qui, autrefois, désignait d'une main le cimetière où l'on a tourné la scène du trip d'acide dans Easy Rider, et de l'autre, la maison où vit Ann Rice dans le Garden District, propose aujourd'hui aux touristes une tournée des zones sinistrées de La Nouvelle-Orléans.

Morbide, tu dis? Mets-en.

"Voyez les trous sur les toits des maisons? Le niveau de l'eau a monté tellement vite ici que les gens ont du grimper en quatrième vitesse au grenier, puis percer le toit de l'intérieur pour sortir", explique le guide. D'autres n'avaient pas suivi le conseil qu'on leur avait pourtant donné: si vous décidez de demeurer chez vous pendant l'ouragan, gardez une hache et de la nourriture au grenier. Ils ont été coincés. Noyés.

Nous roulons toujours, je prends des notes par automatisme. Des gribouillis que je serai par la suite incapable de déchiffrer. Je parle pour parler. Je parle comme on se pince: pour s'assurer qu'on ne rêve pas.

J'avais pourtant lu quelques chroniques du journaliste local Chris Rose (1) avant de partir. Je savais que la garde nationale et les flics avaient marqué de X géants les maisons inspectées, entourant ce X d'une série de messages et de chiffres plus ou moins cryptiques dont je connaissais aussi la signification. Je venais couvrir le festival de jazz de La Nouvelle-Orléans (2), je savais que je serais ici ce matin-là, qu'il fallait que je voie, donc je m'étais préparé. Et pourtant, je n'étais pas prêt.

Pas prêt à voir de mes propres yeux les chiffres sous ces X, indiquant le nombre de morts trouvés dans chaque maison. Pas prêt à faire face à ce qui s'approche le plus d'une zone de guerre, mais sans la guerre. D'autant qu'après trois jours dans le Quartier français et d'autres secteurs où presque rien ne paraît, où tout fonctionne normalement, le choc n'en est que plus violent.

Pas prêt, enfin, parce que les images que j'avais pu voir jusqu'à maintenant étaient celles du Lower Ninth District, un quartier pauvre, constitué de maisons en bois, souvent pulvérisées, alors qu'ici, dans Lakeview, les habitations sont en meilleur état, mais elles me rappellent douloureusement mon propre quartier.

Elles me renvoient à la fragilité du confort dans lequel je vis, dans lequel nous vivons. Elle me renvoient, comme une gifle glacée, à l'inconscience que nous cultivons, cherchant par tous les moyens possibles à oublier cette fragilité en alimentant notre quotidien d'aberrantes futilités.

Les habitants de La Nouvelle-Orléans ont récemment constaté cette réalité. Ils portent cela sur eux, en eux, comme une fêlure dans leur regard et leur discours. Dans la rage, la douleur, il font le deuil d'une tranquillité d'esprit qu'ils n'auront plus jamais. Des observateurs suggèrent de fermer définitivement certains quartiers à risque, et prétendent qu'il faudra au moins une décennie pour ramener les choses à la normale dans ceux que l'on dit vouloir conserver.

D'ici là, ce nouveau tourisme, bien que morbide, peut s'avérer d'une grande utilité. C'est même, dirais-je, un service essentiel pour nous, que les cataclysmes ne touchent le plus souvent que via nos écrans cathodiques, ou plasma.

Car il s'agit du rappel de l'équilibre précaire de notre civilisation. Rappel qu'il faut voir à l'oil nu, sans le filtre de la télé, pour constater qu'il suffit d'une chiquenaude pour tout faire basculer.

Rappel qu'il faut s'infliger sans la voix off d'un journaliste en arrière-plan, sans musique, sans rien.

Parce qu'il faut comprendre que le malheur est un trou noir qui aspire tout, l'argent, les vies, ne laissant derrière lui qu'une chose, obsédante. Le silence.

1) Chris Rose tenait une chronique complètement débile dans le quotidien Times Picayune avant l'ouragan Katrina, une colonne dans laquelle il racontait les allées et venues des vedettes qui visitaient la ville. Devenu un témoin privilégié des événements, et tenant une chronique quotidienne sur ce qui se tramait dans la ville inondée, livrée aux pilleurs, il sera en nomination pour le Prix Pulizter, qu'il ne gagnera toutefois pas. Son journal, par ailleurs, a été primé deux fois. Rose a publié un recueil de ses chroniques post-Katrina intitulé 1 Dead in Attic. Un mort au grenier.

2) Quelques journalistes et moi-même avons été invités par le Festival de jazz de Montréal et l'État de la Louisiane à couvrir le New Orleans Jazz & Heritage Festival. Vous pouvez lire le blogue produit à ce sujet dans notre site Internet, www.voir.ca.