Desjardins

La peur

Ceci n'est pas une chronique à propos du cinquième anniversaire des attentats du 11 septembre 2001.

Ceci n'est pas une chronique dans laquelle son auteur vous expose, comme l'ont expliqué une flopée de psychologues, que le traumatisme induit par un tel événement vous permet d'évoquer avec clarté de nombreux détails insignifiants concernant cette journée aux proportions mythiques.

Vous vous souvenez de la chanson qui jouait dans votre lecteur de CD d'auto ce matin-là, de ce que vous portiez, de la pureté cristalline de l'air automnal, de ce que vous aviez mangé au déjeuner et avec qui vous aviez couché la veille.

Ceci n'est pas non plus une chronique politique. Ou enfin, ce n'est qu'à moitié vrai, puisque tout est politique.

Y compris la chanson qui jouait dans votre lecteur de CD d'auto ce matin-là, ce que vous portiez, la pureté cristalline de l'air automnal, ce que vous aviez mangé au déjeuner et, bien sûr, la personne avec laquelle vous aviez couché la veille.

Il s'agira donc d'une chronique sociale. Un regard à la fois micro et macroscopique sur les durs lendemains. Pas uniquement les lendemains d'attaques spectaculaires, mais tous les lendemains d'accident, de scandale, de mort d'homme.

Dans ce domaine, d'ailleurs, et contrairement à ce que l'on serait tenté de croire, il n'y a pas d'avant et d'après. La culture de la peur était là avant, elle sera là après, presque inchangée. Le 11 septembre 2001 n'a fait qu'en condenser les éléments: paranoïa, hystérie médiatique, transformation de l'accident, de l'événement extraordinaire, en une possibilité de danger au quotidien.

Le monde est-il plus sûr?, s'interrogeaient presque tous les médias cette semaine. Quelle importance, puisque la véritable menace est dans sa cour. Dans son bureau. Chez les amis des enfants. Au coin de la rue.

Le danger ne plane pas au-dessus du complexe G dans un Cesna bourré de Semtex piloté par un fou d'Allah. Le danger est parqué au coin Bourlamaque et Aberdeen. Le danger se terre sous le tracel de Cap-Rouge. Le danger fait dodo sous la galerie.

SRAS, anthrax, grippe aviaire, virus du Nil occidental, fumée secondaire. Culture de la peur dans la santé publique.

Autobus scolaires à nez allongé, piscines gonflables, piscines publiques. Culture de la peur dans l'environnement immédiat.

Guerre de rue entre punks et skinheads, gangs organisés d'immigrants pratiquant la traite des Blanches à grande échelle. Culture de la peur de l'Autre.

Chaque semaine, une nouvelle menace émerge. Chaque semaine, on transforme un accident en un problème d'ordre national nous forçant à revoir la législation. Chaque semaine, un médecin, un flic, un coroner, un sociologue et quelques journalistes nous alarment: attention, un nouveau Mal nous guette.

On nous fait peur, et dans une sorte de perversion collective qu'il est parfois difficile d'admettre, nous aimons cela.

Ce genre de psychose, c'est là l'un des luxes dont disposent les sociétés occidentales. Des sociétés qui ressemblent de plus en plus à des enfants de banlieue, dorlotés, bichonnés, et qui s'inventent des maniaques au volant d'un Econoline brun deux tons pour chaque quartier, chaque pâté de maison recelant son potentiel de terreur ordinaire.

Et nous aimons cette peur, disais-je, nous la chérissons, parce qu'elle nous ramène à la précarité de nos existences, parce qu'elle nous rappelle ce qui importe vraiment, elle évacue les illusions du bonheur consumériste pour nous renvoyer à l'amour, aux amis, à la vie. Mais surtout, elle justifie nos emportements, nos accès de surprotection, notre maternage intempestif.

Événement aux répercussions mondiales, aux images terrifiantes qui, cinq ans plus tard, nouent encore les estomacs, les attentats contre quatre avions de ligne américains, le World Trade Center, le Pentagone, mais surtout, les réactions viscérales qui s'ensuivirent, représentent un échantillon magnifié de notre ère de peur.

La comparaison peut vous paraître bancale, dans la mesure où le 11 septembre est une chose énorme. Une chose qui a jusqu'à modifié notre vocabulaire, le visage du terrorisme, de l'islam radical, ainsi que notre vision de la géopolitique à l'échelle mondiale.

Mais ses répercussions participent pourtant de la même logique. Les rouages sont les mêmes pour tous les drames médiatisés, peu importe leur dimension ou le nombre de personnes touchées.

En cela, le 11 septembre se révèle une monstrueuse démonstration, à une échelle démesurée, qu'il faut parfois se méfier de nos sentiments. Car n'est-ce pas la peur qui a mené à la colère, une colère capable d'aveugler un peuple parti en guerre sous de fallacieux prétextes, ce même peuple se réveillant aujourd'hui avec une terrible gueule de bois qui emprunte les noms d'Irak, Patriot Act, Guantanamo et autres entorses à la convention de Genève ou aux libertés individuelles?

Dans une vieille entrevue, la poète-rockeuse Patti Smith disait: "Je n'ai plus peur de la mort, je n'ai plus peur de rien, finalement, sauf peut-être de la peur."

La peur qui paralyse, la peur qui évacue la raison, la peur comme mécanisme d'une autre barbarie, plus insidieuse. Celle de l'obsession de la sécurité, du contrôle de l'environnement, de la volonté de policer nos sociétés.

Ceci n'est donc pas une chronique sur le cinquième anniversaire du 11 septembre 2001.

C'est le rappel qu'en chacun de nous sommeille un minuscule Ben Laden.