Desjardins

New York est un roman

Comment est New York, cinq ans après le 11 septembre 2001?

Au coin de Madison et de la 126e Rue, où j'ai élu domicile, elle est fumeuse.

– Hey brother, t'as une cigarette?

Elle s'appelle Gloria, elle vient du New Jersey. Alcoolique, toxico, c'est elle qui raconte en pompant sur la Camel Light que je lui ai offerte. Une belle Noire, élancée, 30 ans. Maganée par la vie, une dent en moins, on lui en donnerait 10 de plus. Ses gestes sont exagérés, trop amples pour rien, elle fend l'air de ses grands bras maigres et fait des bye-bye aux passants en agitant ses longs doigts. On dirait une drag queen tellement elle en fait trop.

Gloria vient du New Jersey, je l'ai déjà dit. De Newark pour être plus précis, là même où, si on en croit la légende, l'ancien maire de New York, Rudolph Giuliani, expédiait les clochards de Manhattan en les faisant emmener jusqu'à la gare d'autobus la plus proche, où on leur offrait gracieusement le billet: aller-simple pour le Garden State. And don't come back!

Résultat, au bout de cinq jours, même en vivant dans Harlem, on n'aura vu que trois ou quatre clodos. Ça, ça s'appelle faire le ménage.

– Mais toi, Gloria, pourquoi t'es venue ici?

– Honey, je ne m'en souviens même pas. J'étais tellement bourrée, je n'ai aucune idée de comment j'ai atterri ici. Mais là, la fille qui vit à côté de chez toi, elle m'a donné 60 $ pour que je puisse retourner là-bas.

Là-bas, c'est encore Newark, à quelques dizaines de kilomètres d'ici, et pourtant, en écoutant Gloria, on dirait qu'elle parle de l'Europe de l'Est. Comme quoi la misère humaine ne se satisfait pas de creuser un fossé qui isole du reste du monde les grands brûlés de la vie. En plus, elle dilate la géographie.

– Hey man, t'as une cigarette?

Celui-là s'appelle Donald. Des lunettes en plastique doré, genre Funkadelic, la démarche rapide. Un speedé.

– Tu débarques du train? me demande-t-il en montrant le métro aérien au-dessus de nos têtes, coin 125e et Park.

– Non, non, je loge ici pour la semaine.

– Oh, alors t'es presque un homeboy, ricane-t-il. Tu me la donnes cette cigarette?

Harlem, il faut le dire, connaît un regain de vie improbable depuis quelques années. Alors qu'il n'y a pas si longtemps, on ne s'aventurait que rarement au nord de la 120e Rue, de peur d'y être détroussé par les crackheads qui engluaient le coin, le paysage s'est métamorphosé en quartier presque paisible, mais surtout convivial, la chaleur de ses habitants rappelant celle qui caractérise ceux de La Nouvelle-Orléans.

Pourquoi ce changement? L'arrivée de Bill Clinton, qui a installé son bureau dans le secteur et incité de nombreuses entreprises à faire comme lui, y a largement contribué.

– Hey Donald, t'es content de ce qu'a fait Clinton pour Harlem?

– Ouais, ouais, c'est sûr, c'est bien. Mais j'ai toujours pas de job, ça fait un an que je cherche. Et je pense bien qu'Clinton, il engage que des poules comme stagiaires, dit-il en éclatant d'un rire contagieux.

Autrement, comment est New York, cinq ans après le 11 septembre 2001?

Toujours aussi poétique, et parfois là où l'on s'y attend le moins. Comme à Coney Island, haut lieu du kitsch suranné, où, dès la sortie du métro, le nom des rues renvoie à un univers onirique propre au secteur, qu'on surnomme le Paradis de New York.

Mermaid Avenue, annonce la pancarte qui indique la sortie.

C'est sur Brighton Beach, dans le quartier russe, que l'on repère les fameuses sirènes. Grandes blondes bleachées qui bossent dans les délicatessen et qui s'appellent évidemment Natasha, Olga, Petra… Ou cette somptueuse brunette en jean moulant et bottes de cow-boy qui, plantée sous les rails du métro aérien, tire sur de longues cigarettes ultra-minces en promenant un regard d'une infinie tristesse.

Un avion descend vers l'aéroport JFK, le vent pousse le son de ses réacteurs dans la direction opposée, de sorte qu'il s'amène sur la ville en silence, comme en chute libre, donnant au spectacle de son atterrissage un caractère surréel.

Au-dessus de la plage, une mouette suspend son vol, le temps aussi.

On a presque oublié qu'on est à New York, cinq ans après le 11 septembre 2001. New York, plus propre, plus sécuritaire avec ses flics tout partout, mais toujours plus grande que nature, toujours trop. Trop chère, trop vite, à la fois trop belle et trop laide. L'attentat du World Trade Center et la désolation lunaire de Ground Zero ne font que participer du même gigantisme pathologique.

Toujours trop. Trop d'histoires, trop de vies qui se croisent et s'entrechoquent.

Mon voisin me raconte la sienne sur le perron en me tendant l'immense pétard qu'il tient dans ses doigts. C'est encore trop. Trop de fric, trop de drames familiaux, trop, trop, trop. Le gars me bullshite, c'est sûr.

Et pourtant, en écoutant tous ces gens dont on croise le chemin, toujours la même sensation de se faire remplir, d'être gavé de cette surenchère d'événements rocambolesques qui renvoie l'existence des quidams les plus ordinaires à la fiction la plus improbable.

Mentent-ils tous? Bien sûr que non.

Destins tordus, drames, ironie, poésie, crime, désespoir, humour, terrorisme. Tout ici est démesure.

Le décor, l'histoire, les personnages.

Bref, New York est un roman.