Desjardins

Une nation, une perversion

Ce sera Rae, disions-nous. Ignatieff ou Rae, mais plus probablement Rae. Au troisième ou au quatrième tour.

Bon… à la limite, ça pourrait bien être le bonhomme Carnaval, on s'en fout, tout sauf Dion, implorais-je, supplique rendue dans un genre volontairement vaudevillesque, puisque je feignais de craindre une éventualité plus qu'improbable, carrément impensable.

Pour ne pas dire insupportable.

Ce sera Rae ou Ignatieff ou qui que ce soit, anyway, Dion, ça se peut juste pas.

Sauf que, comme tout le monde le sait maintenant, ce fut Dion.

Au delà de ma déception, du concert d'incrédulité auquel je me joins, plus ça va, et plus je me rends compte que la chose fait l'affaire de presque tout le monde finalement.

À commencer par les milieux politiques.

Comme on s'y attendait, les souverainistes s'excitent le poil des jambes depuis la victoire de Dion. Les plus hypocrites d'entre eux feignent, avec le même talent d'acteur que moi (cherchez "médiocrité" dans le Robert), cette proverbiale indignation qui leur tord le visage de douleur, rappelant la Loi sur la clarté, invoquant l'impossibilité d'un dialogue avec celui qu'on décrit comme étant incapable d'écouter quiconque n'a pas la même opinion que lui.

Sauf qu'en vérité, sont très, très contents.

Derrière les lèvres qui font la moue, y'a un sourire gros comme ça. Sont heureux d'avoir retrouvé un adversaire de taille, un nouveau bourreau, heureux que la cause soit éventuellement remise au goût du jour grâce au mépris légendaire de Dion pour la chose nationale quand elle n'est pas exclusivement canadienne.

Les fédéralistes? Très contents eux aussi. Chez les journalistes qui sont parmi leurs plus efficaces porte-voix, Lysiane Gagnon et André Pratte de La Presse n'en pouvaient plus d'être satisfaits de la victoire de Dion, ruisselants d'un bonheur postorgasmique qu'ils étaient. Et de célébrer "le triomphe de l'intelligence", et de marteler que les Québécois sont en réalité favorables aux politiques mises de l'avant par Dion du temps où il jouait les sauveurs du plusse meilleur pays du monde.

Rarement a-t-on vu telle tentative de sauvetage d'image, en fait. Le rat qui devient castor: méchante promotion chez les rongeurs, non?

Et les conservateurs de Harper? Sont assez contents eux aussi. Après avoir tiré le tapis de sous les pieds d'Ignatieff en faisant reconnaître officiellement une évidence, soit l'existence de la nation québécoise, les voilà en face du plus fervent opposant à cette idée ainsi que du grand pourfendeur du déséquilibre fiscal: deux concepts dont Stéphane Dion va jusqu'à nier l'existence, croyant sans doute qu'en éliminant le mot, on tue aussi l'idée, ou le problème.

Pas complètement tarés, les conservateurs joueront ces cartes au Québec aux prochaines élections. À commencer par celle de la nation, sachant que le sujet permet au stoïcisme de Dion de se muer en une totale hystérie qui lui fera perdre ses moyens, mais surtout l'improbable capital de sympathie dont il dispose en ce moment au Québec.

Parlant de cela. C'est ce capital de sympathie de la population, et particulièrement des Québécois, qui m'étonne le plus, tandis qu'il rassure les libéraux fédéraux du Québec qui pleuraient amèrement la victoire de Dion samedi dernier.

Sauf que contrairement à ce que croient ses défenseurs et plusieurs analystes, ce surprenant appui de la population n'a sans doute que peu à voir avec les politiques défendues par Dion dans le passé.

S'agirait-il d'un bref élan d'estime pour l'underdog, celui qu'on n'attendait pas là?

Peut-être un peu, oui.

Mais si c'était, le plus simplement, parce que le bonhomme sonne vrai. Parce qu'il ne transpire pas une goutte de calcul politique de ses déclarations, si ce n'est dans les quelques détours de politesse qu'il prend pour raboter un peu les coins depuis quelques jours. Et si c'était parce que contrairement aux conservateurs, dont chaque prise de position pue l'opportunisme, Stéphane Dion, lui, agit sur la base de convictions profondes, dit ce qu'il pense sincèrement, quitte à s'aliéner d'éventuels alliés.

Bref, se pourrait-il que les gens soient tellement désoeuvrés, à ce point désabusés du théâtre politique, qu'ils en viennent à préférer un politicien qui va à l'envers de leurs convictions parce qu'ils le croient honnête, pur? Qu'ils en viennent à se satisfaire du meilleur ennemi si celui-ci est propre, intègre, et cela, malgré l'arrogance, malgré le mépris?

Le Québec, un peu pervers, aurait-il développé avec Stéphane Dion une intime relation basée sur le sadomasochisme?