Desjardins

Au coeur des ténèbres

Dès dimanche, j'avais choisi de chroniquer à propos d'un livre. J'allais écrire sur le potentiel de dangerosité de la littérature, sujet sur lequel j'ai quand même un peu planché lundi soir, malgré le massacre à Virginia Tech qui, au moment d'écrire ceci, occupe presque tout l'espace médiatique.

Une nouvelle dont l'obésité finit par gêner dans ce corridor de l'information qui rétrécit à une vitesse ahurissante quand survient ce genre de tragédie. Une nouvelle déjà immense avant d'être gonflée à la spéculation, aux potentiels coupables que sont la musique, les jeux vidéo, le culte des armes, brandissant en poupe des chiffres terrifiants: plus de 30 morts.

J'allais donc parler d'un livre malgré tout cela, malgré l'horreur, le sang, les balles et l'odeur de la poudre. Pourquoi? Simplement parce qu'on n'a pas encore trouvé meilleur moyen que la littérature pour descendre au coeur des ténèbres qui nous habitent.

Coïncidence, on apprend à l'instant que le tueur de Virginia Tech étudiait en lettres.

Ce livre, dont je ne connaissais pas l'existence jusqu'à la semaine dernière, c'est Alice au bureau qui le lisait et m'en a dit le plus grand bien. Trilogie sale de La Havane, de Pedro Juan Gutiérrez, publié dans l'excellente collection Domaine étranger de 10/18.

Une fiction? Un journal plutôt. Celui d'un Cubain moribond qui n'a rien à voir avec les papys rabougris du Buena Vista Social Club. Un ex-journaliste paumé qui vit de boulots minables, de combines à la con, carburant au rhum et s'anesthésiant à grands coups de queue qu'il administre à ses innombrables maîtresses dans les bras desquelles il invoque l'oubli d'une vie misérable.

En une centaine de pages, pas même le tiers de l'ouvrage, on a déjà saisi l'essentiel de la vision du monde de celui qu'on pourrait facilement qualifier de Bukowski cubain, non seulement en raison des sujets dont il traite, de l'existence qu'il mène, mais surtout parce qu'il partage cette volonté de simplicité dans l'écriture, manière de s'approprier le réel en le transposant le plus fidèlement possible.

"Le mieux, c'est de prendre la réalité, brute, comme elle t'arrive dessus dans la rue, écrit Gutiérrez. Tu l'attrapes des deux mains et si tu as assez de force tu la soulèves et tu la laisses tomber sur la page blanche, et voilà, c'est fini. Facile. Sans retouche. Des fois, elle est tellement dure la réalité, que les gens ne te croient pas."

L'imprudence. C'est ce qui fait la meilleure littérature. La plus fascinante. Et c'est aussi ce qui fait les livres dangereux. Chose à laquelle nous sommes peu habitués, si on considère que ce qui s'écrit et se vend ici, c'est du Francine Ruel, du Marie Laberge, du Janette Bertrand, du Bryan Perro. Bref, des fictions aussi inoffensives qu'un épisode de L'Auberge du chien noir, dont on mesure la qualité à l'aune du succès populaire qu'elles connaissent.

Disons qu'il s'agit d'un des très nombreux malentendus que nous entretenons à propos du livre. Le nombre contre le contenu.

Dans le dernier numéro de L'Actualité où l'on a sondé, entre autres, les habitudes culturelles des Québécois, on se félicite que de plus en plus d'entre nous lisons, achetons des livres. Mais que lisons-nous au juste? Lire est-il une fin en soi?

Meuhnon, bande de sots. Comme l'a déjà écrit Dany Laferrière, que je paraphrase très librement ici: vaut encore mieux regarder une bonne émission de télé que de se farcir un mauvais livre.

Cela tombe bien, dans ce même numéro de L'Actualité, nous apprenons que le Québécois regarde en moyenne 31 heures de télé par semaine. Sauf que le même problème se pose ici encore: que regardons-nous?

Mais revenons aux livres et aux malentendus qui les entourent, si vous voulez bien.

Dans la lignée du précédent, un autre malentendu veut que la littérature nous rende meilleur, et cela, dans un registre moral qui voudrait que les livres aient un effet nécessairement bénéfique sur notre psychologie, sur notre rapport aux autres et au monde. Comme j'ai participé à entretenir cette méprise, rectifions: les livres ne nous rendent pas meilleurs. Ce qu'ils proposent, ce qu'ils induisent, c'est une vision plus claire, plus aiguë du monde. Avec ce que cela comprend de capacité à voir le beau, mais aussi, souvent, en injectant chez le lecteur une dose massive de cynisme, de désabusement, de tristesse et d'une lucidité avec laquelle l'humain ne compose pas toujours brillamment.

Je vous le rappelle encore une fois, le tueur de Virginia Tech étudiait la littérature.

Les livres n'opèrent donc pas de miracles chez les déjantés. Pire, ils nous extraient du bonheur niais de l'ignorance pour nous plonger dans la cruauté de l'existence.

À ce sujet, Pedro Juan Gutiérrez expose de manière assez juste le potentiel de dangerosité des bouquins, les bons. Dans les affaires de son fils, victime d'un accident d'autobus auquel il a survécu, il trouve un cahier de notes qu'il commente. "Ces derniers temps, il lisait énormément, plusieurs ouvrages à la fois. Le cahier était plein de citations tirées, je suppose, de tous ces livres de Hermann Hesse, Garcia Marquez, Grace Paley, Saint-Exupéry, Bukowski, Thor Heyerdahl… Un bon mélange. Chez un garçon de quinze ans, ce choix, combiné au rock, signifiait qu'il pourrait vivre sans s'ennuyer et qu'il aurait une vie bien tourmentée. Ce qui est bon, je crois. Le principal, c'est de ne pas s'ennuyer."

Ce qu'il oublie d'ajouter, c'est que ces auteurs sont à la fois le poison et l'antidote. Ils nous écrasent à la gueule leur solitude qui est aussi la nôtre. Mais du coup, nous nous retrouvons un peu moins seuls dans cette communion à l'autel du mal-être.

Ce que le tueur de Virginia Tech n'avait visiblement pas saisi.