Desjardins

L’instinct

Ma mère possédait un chien superbe, mais un peu fou, comme l'étaient, en d'autres temps, certains enfants de la noblesse en raison d'un pedigree qui commandait parfois la consanguinité. Pelage gris, court et lisse, un corps élancé, tout en muscles, le port de tête altier, tout jusqu'au nom de la race du clebs suintait la royauté: c'était un braque de Weimar.

Parenthèse précoce en début de texte, mais nécessaire à votre culture générale: les braques de Weimar sont des chiens d'arrêt. Ou si vous préférez, des chiens de chasse. À l'origine, leur travail consistait à traquer le gibier, à le cerner, puis à s'en saisir. Notez cependant qu'on ne peut pas vraiment inculquer son job au chien de chasse. Pour lui, la traque est un instinct. Sa méthode, antédiluvienne, remonterait même à celle du loup. Dès lors, cet instinct, on ne peut qu'essayer de l'exacerber, ou à l'inverse le juguler du mieux possible. Mais un chien de chasse naît chien de chasse. Et meurt chien de chasse.

Prévoyante, ma mère a donc fait clôturer toute la cour. Un grand espace où le cabot pouvait courir dans tous les sens et s'épivarder à sa guise, ce qu'il faisait d'ailleurs, sprintant comme un grand sot dégingandé, soulevant le sol avec ses pattes arrière.

Puis un jour, des voisins ont laissé sortir leur chien, sans l'attacher. Une petite chose ridicule, assez petite, en fait, pour se faufiler entre les barreaux de la clôture et venir glander chez ma mère, sans conscience du danger. De loin, on aurait dit un lièvre, devenu tout blanc avec les premières neiges. C'est sans doute ce que s'est dit le braque qui, bien qu'il n'ait jamais montré un quelconque signe d'agressivité auparavant, a succombé à son instinct, a agrippé la bête par la tête. Et snap! lui a brisé le cou.

Voilà pour ce long préambule qui nous amène à la poursuite intentée au civil par le lecteur de nouvelles Pierre Jobin contre Jeff Fillion et Genex, son employeur, dont la tête dirigeante était Patrice Demers.

Samedi, je lisais attentivement le compte rendu des déclarations de Demers qui, dans ce procès, reprend sa rengaine et blâme Fillion pour ses dérapages répétés en ondes, parce qu'il n'a pas écouté les consignes, pour n'il n'a pas su s'arrêter quand on le lui demandait.

Bullshit. Autant blâmer le braque d'avoir suivi son instinct.

Bien sûr que Fillion n'est pas un chien. Il a une conscience, et son intelligence aurait dû lui permettre de s'astreindre à un minimum de tenue. Mais chez l'humain aussi, parfois, l'instinct est plus fort que tous les conditionnements.

Cela, Demers aurait dû le savoir.

Pour revenir à ma mère, elle s'est évidemment débarrassée du braque, renvoyé chez l'éleveur où il coule des jours paisibles, loin de la tentation d'étriper un de ses semblables. Elle n'a pas attendu qu'il fasse la peau à tous les p'tits chiens-chiens du voisinage, ni qu'il s'attaque à ma fille, ou à un autre enfant. Au premier faux pas, le toutou a disparu. Cela lui a brisé le coeur, mais elle a fait ce qui était honorable, s'assurant que sa relation avec son chien ne se ferait pas aux dépens du bien-être de ses voisins. Logique toute simple, nécessaire au vivre-ensemble. Elle a agi en personne responsable.

Demers, lui, a préféré les excuses cheaps, les mécanismes internes dont on devine la mollesse, les arrangements hors cour, bref, il a choisi de pousser sa luck au maximum, se doutant probablement que Fillion suivrait malgré tout son instinct. Ce même instinct qui avait autrefois été encouragé, exacerbé, permettant à CHOI d'être propulsé au firmament des antennes locales, faisant de son propriétaire un homme riche.

Il a beau jouer les pleureuses aujourd'hui, Demers a pourtant regardé Fillion zigouiller tous les imprudents poodles qui s'aventuraient dans son secteur en se frottant les mains, et cela, jusqu'à ce qu'on sonne trop souvent à sa porte pour s'en plaindre.

Je le répète, l'instinct ne disparaît jamais, encore moins s'il a été encouragé.

Un chien de chasse naît chien de chasse. Et meurt chien de chasse.

Et s'il appartient au juge de décider de la responsabilité du chasseur, il est impensable d'avoir un minimum d'empathie, voire de respect, pour quiconque rejette la faute sur celui qu'il envoie faire sa sale besogne tout en récoltant le fruit de ses méfaits.