Avant, c'était rien. Une vaguelette, un truc d'initiés. Puis, bedang, presque instantanément, ça grossit, ça enfle, puis ça déferle sur nous.
Avant, c'était confidentiel, mais tout d'un coup, c'est devenu énorme, un monstre, un incontournable. En socio et en épidémiologie, on appelle cet instant charnière the tipping point*, le point de rupture, le moment où une idée, une mode, ou à peu près n'importe quoi passe de la marginalité à la norme.
Ou l'inverse.
Des exemples du phénomène? Deux trucs aux antipodes, justement. La désertion des églises au Québec au début des années 60 et le iPod. Du jour au lendemain, ou presque, les gens qui fréquentent les premières se sont faits cruellement rares, et du jour au lendemain, ou presque, posséder le second est devenu tout simplement banal.
Deux trucs aux antipodes, disais-je? Peut-être pas tant que ça. On a probablement juste changé d'église finalement.
Anyway, je vous raconte tout cela pour en venir à Facebook.
Face-quoi?
Facebook. La déferlante du moment. Le truc qui a récemment atteint son tipping point, qui est sur toutes les lèvres depuis des semaines et des semaines.
C'est un réseau Internet qui ressemble un peu à MySpace. Tu crées ta page, avec ton profil, tu y mets ta photo, tes coordonnées, tes films préférés, genre, puis t'invites des gens à devenir tes "amis" et à créer eux aussi leur page. Si ce n'est déjà fait.
Tu échafaudes ainsi ton cercle d'"amis", que les autres peuvent consulter pour, eux aussi, se faire d'autres nouveaux "amis". Tu peux y déposer tes photos pour que les autres puissent les mater, tu peux aussi joindre d'autres réseaux – ou en créer, qui portent le nom de tes anciennes jobs, de ton ancienne école, et ainsi entrer en contact avec un paquet de monde que t'as pas revu depuis 2000 ans. Il y a aussi des groupes d'intérêts; l'un d'eux s'appelle "Mort aux Têtes à claques". Si, si, juré.
Pour simplifier la chose encore plus grossièrement, disons que c'est comme une fiche de site de rencontre, mais un peu mieux développée.
Vous avez deviné, si j'en parle, c'est que c'est fait: j'ai aussi ma page depuis quelques semaines. Conséquence: tout le monde veut être mon ami. Et avant? Avant, c'était pas pareil. Avant je ne recevais jamais de courriels disant: Untel wants to be your friend. Ou si c'était le cas, c'était du spam en provenance du Surinam ou d'un trou en banlieue de Varsovie, bien calé entre une proposition pour obtenir facilement un diplôme universitaire et une promesse dans les 12 pouces. Mais là, je reçois des invitations tous les jours, des vraies. Attendez que je les compte: un, deux, trois… J'en suis à 24 ti-namis en ce moment. Deux nouveaux depuis que je suis levé. En fin de journée, j'en aurai probablement au moins un ou deux de plus. D'ici la semaine prochaine, je devrais atteindre la barre des 50.
Cela dit, qu'est-ce que Facebook m'apporte? Pas grand-chose, en vérité.
Renouer avec des vieux chums perdus de vue? Peut-être deux ou trois, c'est vrai, mais c'est loin d'être un exploit. En autant de semaines, j'ai croisé David à l'épicerie, André au Ste-Angèle et Sébastien – alias le Buck – à vélo au coin du rang Saint-Ange. Je n'avais vu aucun d'eux depuis au moins trois ou quatre ans.
Je répète que je les ai croisés dans une épicerie, un bar et en faisant du sport. Pas sur l'écran de mon ordinateur.
Tout ça pour dire que, avant de céder à la nouvelle mode, bientôt remplacée par une autre, de nous cloîtrer chez nous à s'envoyer des clins d'oeil, des colleux et des bisous virtuels, à s'écrire des banalités ailleurs que sur nos quatre adresses de courriel préexistantes, je nous suggère à tous cette alternative, un peu primitive, je vous l'accorde, mais qui fonctionne encore parfaitement: vivre.
LES FESTIVAUX (sic) – Que dire à propos du Festival d'été, sinon répéter ce qu'ont déjà dit confrères et consoeurs du grand quotidien devenu tout petit: bravo, mais pour les estimations de foules, arrêtez de nous remplir comme des cruches s'il vous plaît.
Sinon, et c'est le plus important: vous vous êtes amusés? Ne mentez pas, je sais que oui. Au Festival ou au Off, je vous ai vus partout, ça débordait dans les rues, ça bloquait la circulation, ça criait, titubait, mangeait, se dandinait, flirtait, et ça s'en allait voir encore un autre show quand moi je m'en allais me coucher, complètement rossé.
Autre important constat: aux deux festivals, on a tenu promesse. Le premier a proposé du beau stock pour les mélomanes, les trippeux de découvertes, les hipsters qui carburent à la saveur du moment, les mononcles et les matantes, les p'tits crisses. Un programme équilibré, sans trop de déchirements, sans trop de fragmentation des publics… De la belle ouvrage. Le second, lui, a confirmé sa survie au virage plus allumé du premier, plongeant dans la marge et parvenant le plus souvent à amener du monde pour assister à ses shows, malgré une programmation drôlement touffue.
Terminons donc par une confession: je m'accuse, mes soeurs et mes frères, d'avoir douté des deux cette année. D'avoir eu de mauvaises pensées. J'ai cru qu'ils allaient se planter. Alors là, pour une fois et bien humblement (notez la date), je prends mon trou.
*L'expression the tipping point a été popularisée par l'auteur et journaliste Malcolm Gladwell, dont l'essai du même nom démonte les mécanismes de ce phénomène en prenant divers exemples, telle la chute de la criminalité à New York.
Moi aussi, il m’arrive de rencontrer des gens que je n’ai pas vus depuis des années. Parfois nous ne reconnaissons que les visages, mais nous savons que nous avons étudié ensemble et où. Quand nous nous disons nos noms, nous aimons nous rappeler les bons souvenirs. Il arrive aussi (et heureusement plus souvent) que nous nosu rappelons nos noms. Imaginez donc la surprise et le plaisir de retrouver quelqu’un avec qui on a pu discuter, avec qui on a fait des gags dans notre jeune temps, du fait que nous avons fait des travaux en équipe.
Il m’arrive même de croiser certains professeurs qui se souviennent de mon nom. Ils ont connu plus d’étudiants que nous n’avons connu de professeurs pourtant. Et pourtant, j’étais un élève sérieux (peut-être trop)! Se rappellent-ils de tous? Ou préfèrent-ils en oublier certains?
Il est aussi vrai que, sur le nombre de gens rencontrés « réellement » au cours de ma vie, j’ai oublié le nom et le visage de nombre d’entre eux, surtout de mon enfance, de la maternelle et du début de mon primaire. Nous nous rappelons plus, je crois, de ceux avec qui nous partagions plus d’affinités.
Rencontrer les gens en chair et en os, quand la santé nous le permet, c’est quand même mieux que de chatter continuellement avec eux.
C’était obligatoire de fréquenter l’église à l’époque dont vous parlez, tandis que iPod et cie ne sont que des options purement personnelles. Il y a une marge entre la contrainte de devoir faire et celle de rester libre. Ainsi si l’on veut suivre la mode, tout le monde doit passer par là, peu importe qui vous êtes ou ce que vous aspirez à devenir. Idem avec iPod, personne n’est obligé de suivre la mode mais pour se démarquer des autres, autant faire comme tout le monde au vu et au su de tout le monde. On veut son iPod pour montrer qu’au moins on existe.
Selon vous iPod devient une sorte de carrefour où il devient facile de se faire des ti-zamis.
Cela devrait être super puisqu’on garde contact constamment. Cependant à la longue ce genre de harcèlement prend de plus en plus d’ampleur au point de vous rendre dépendant du bidule. C’est fou tous les besoins qu’on se crée et des obligations que cela entraînent forcément. Est-il possible à ce moment précis de couper court à ces distractions pour adolescents en mal de se trouver? Se pose alors le dilemme: faut-il rester soi-même tout en gardant sa dignité ou se leurrer à vouloir performer?
Je suis vieux jeu et je m’en vante. Nous aussi on avait des choix à faire dans le temps, nous étions forcés de les faire pour notre avenir qu’on nous disait. Vous les jeunes d’aujourd’hui vous avez aussi des choix, mais je me demande jusqu’à quel point votre avenir en mis en cause. Souvenons-nous de l’époque de l’El dorado et de la maxime: tout ce brille n’est pas or. L’iPod du Klondike!
Je ne me considère pas comme un rabat-joie ni un éteignoir ou pis un faiseur de troubles. Tout le monde utilise les voies rapides même si elles rétrécissent une à une lors d’un incident de la route. Au Japon tous les jeunes veulent réussir et être le premier. Mais à cause de la hantise de ne pouvoir le devenir, plusieurs se suicident pour se débarrasser du stress que cela implique. En langage populaire cela s’appelle le complexe de l’entonnoir.
Facebook, Classmates et compagnie, ce sont des inventions qui enthousiasment rapidement mais dont l’intérêt se perd aussi facilement.
Après tout, il y a une raison pour laquelle on a perdu la trace de quelqu’un : nous n’étions plus sur la même page. Pensez-vous qu’on l’est davantage lorsqu’on se rencontre quelques années plus tard?
Et qu’arrive-t-il lorsqu’on rencontre par hasard sur la rue un vieux copain perdu? On est content, on se demande ce que l’autre est devenu. La moitié du temps, il a coulé beaucoup d’eau sous les ponts mais il n’y pas tant de choses notables à raconter qu’on se retrouve à se dire que ça fait plaisir d’avoir des nouvelles, on s’échange nos numéros de téléphone ou adresse courriel et on repart en sachant très bien qu’il n’y aura pas de suite ou qu’on sera ajouté sur la liste d’envoi de blagues ou de chaînes de courriels de l’ami retrouvé.
Parfois, les bons souvenirs sont si nombreux que l’on pousse l’occasion à se donner rendez-vous avec conjoints ou autres vieux copains pour se remémorer le bon vieux temps. Ce qu’on remarquera par la suite, c’est que rarement ses soirées traversent la ligne du temps pour envisager des projets ou activités communes dans l’avenir.
Bref, lorsqu’on perd la trace de quelqu’un, c’est soit que nous avons laissé partir cette personne ou bien qu’elle s’est éloignée de son côté. Deux chemins qui se recroisent finissent souvent pas trouver le carrefour des chemins qui se séparent de nouveau.
Dale Carnegie ne serait-il pas mort ? Serait-il lui aussi sur une île perdue au milieu de nulle part en compagnie de vous savez qui ? Diantre! Les époques se suivent et se ressemblent, du moins en ce qui a trait aux panacées destinées à combler des solitudes dont les racines sont bien plus profondes que ce qu’en postulent superficiellement ces recettes d’amitié retrouvées au coin d’une communion tout aussi illusoire que celle que nous proposaient ces rituels machinaux dans des églises qui raisonnaient du vide de son absence.
De véritables communions, de solidarités authentiques, ni les églises de jadis, ni les recettes virtuelles de maintenant ne sont capables d’en créer. Qu’il s’agisse de l’homme sans qualités sous le regard des collectifs bureaucratisés comme l’est celui des collectifs virtuels du type des Facebook, ou de celui tout aussi dépourvu d’être devant des dieux aveugles et sourds aux imprécations mécaniques des moutons accourus au son du tocsin du clocher d’une église pour y entendre la messe, dans un cas comme dans l’autre il n’y a au bout du compte qu’une même et identique solitude, celle qui n’arrive pas à reconnaître les fondements de ce qui la fait être ce qu’elle est.
Les chemins de la liberté pour échapper à ce vide ne connaissent malheureusement pas de croisements faciles du genre de ceux que nous promettent ces Tipping points des modes passagères, de carrefours où tout serait résolu et réconcilié malgré les directions contraires de leurs avenues. Des philosophes qui scrutent les cieux vides ou ceux qui retournent la terre pour retrouver les traces des pas des humains avenus et à venir nous en indiquent la position de cet astre solaire dans la nuit noire, mais ce n’est qu’un point de fuite en avant, une hypothèque sur l’avenir que trop souvent l’Histoire se charge de démentir.
Alors, il vaut certainement mieux regarder dehors pour voir si devant sa porte le vent mauvais n’aurait pas emporté tous ses amis.